Enquête. Sepur, le choix de l’intérim pour casser les prix
L’entreprise de collecte de déchets redirige ses recrues vers des agences de travail temporaire. Des salariés ayant enchaîné jusqu’à des centaines de missions ont gagné devant les prud’hommes la requalification de leurs contrats en CDI.
Publié leMercredi 23 Février 2022 Rosa MoussaouiLuis Reygada
Elle enchaîne les appels d’offres et rafle les marchés publics les uns après les autres, dessert aujourd’hui plus de 7 millions d’habitants, avec plus de deux cents contrats conclus avec des collectivités territoriales. Fondée en 1965, l’entreprise de propreté urbaine et de collecte de déchets ménagers Sepur est devenue l’un des plus gros opérateurs franciliens du secteur ; elle entend bien étendre encore ses activités, évincer ses concurrents, quitte à recourir à des procédés singuliers pour comprimer ses coûts.
“C’EST MALHEUREUSEMENT UNE SITUATION ASSEZ CLASSIQUE SUR LES REPRISES DE MARCHÉ.” PHILIPPE MADRANGES, UNION LOCALE CGT DES ULIS
En 2018, l’entreprise dirigée par Youri Ivanov remportait ainsi le marché de prestation de services N° 17.016-1 – d’un montant de 68 702 390 euros hors taxes sur 8 ans – pour le ramassage des poubelles dans les 21 communes de la Vallée de Chevreuse membres du Siom, un syndicat intercommunal chevauchant l’Essonne et les Yvelines. « Son offre était alors très largement inférieure à celle de l’ancien prestataire Otus (filiale de Veolia, N.D.L.R), de plusieurs centaines de milliers d’euros. Au delà de toute concurrence », se souvient Pierre Bertiaux, aujourd’hui élu d’opposition au comité syndical du SIOM.
Les travailleurs comme « variable d’ajustement »
« On se demande comment ils font, s’agace Olivier Champetier. Vous ne pouvez pas, sous prétexte de baisser les coûts, ne pas réfléchir aux méthodes employées. Ici la seule variable d’ajustement ce sont les travailleur s. » Durant plusieurs mois, le responsable fédéral de la CGT 91 a accompagné les 85 anciens employés d’Otus du site de Villejust (Essonne) qui se sont opposés – sans succès – aux conditions de reprise moins-disantes imposées par la nouvelle direction.
« C’est malheureusement une situation assez classique sur les reprises de marché, remarque Philippe Madranges, de l’Union locale CGT des Ulis, lui aussi présent aux côtés des éboueurs du Siom en 2018. Sepur a poussé les anciens vers la sortie pour réduire la masse salariale, les remplacer par des étrangers, plus vulnérables. En fait, ils se cachent derrière des boîtes d’intérim pour embaucher des sans-papiers. »
« Trop d’intérimaires chez Sepur »
En Seine-Saint-Denis, c’est un million d’euros que la communauté d’agglomération Est-ensemble a économisé en se tournant vers Sepur, en 2017, pour le ramassage des ordures dans plusieurs communes. Des feuilles de route organisant des tournées de collecte des ordures ménagères à Bondy, Bobigny et Noisy-le-Sec, que nous avons pu consulter, montrent très clairement comment les équipes, composées d’un chauffeur accompagné de deux ripeurs, incluent le plus souvent deux, voire trois intérimaires dans certains cas. Ceux-ci apparaissent d’ailleurs comme « titulaires » du poste, et non comme « remplaçants ».
Nadir (1), un chef d’équipe de Sepur travaillant dans ce département, nous confirme que c’est une configuration très courante : « Il y a trop d’intérimaires chez Sepur, sur la propreté urbaine comme sur les camions. Ça nous complique la tâche : on fait de la paperasse toute la journée. Ça éviterait beaucoup de problèmes s’ils étaient embauchés directement par l’entreprise. » Lui-même se charge de constituer les équipes, avant, nous dit-il, de transférer les dossiers aux entreprises d’intérim : « Ils se présentent à moi et puis j’envoie les papiers à la société d’intérim. On travaille avec Mistertemp’. On a une adresse e-mail où j’envoie les dossiers. Pour les étrangers, on reçoit un mail de feu vert 48 heures plus tard, expose-t-il. Nous, on ne peut pas savoir s’ils viennent avec les papiers d’un autre. La plupart sont des Africains, ils se ressemblent [sic]. Moi je ne suis pas policier. Avant ce n’était pas le cas mais maintenant, depuis ces histoires de grève on nous dit de faire gaffe. »
Sous la bannière de la CGT, une soixantaine d’éboueurs sans papiers, embauchés par le biais de sociétés d’intérim s’étaient en effet mis en grève, du 25 octobre au 17 novembre derniers, pour réclamer leur régularisation.
Une organisation bien huilée
Alors que Sepur nie toute responsabilité et préfère se présenter comme « victime »de ces agences de travail temporaire, les témoignages nombreux de ces anciens éboueurs au service de Sepur mettent en lumière des conditions de travail éprouvantes, ultraprécaires, couvertes par un recours quasi-systématique à l’intérim.
« J’Y AI LAISSÉ MON DOS, MON CORPS, MES NERFS, DE JUIN 2019 JUSQU’À CE QU’ON LANCE LA GRÈVE. » CHEIKH, INTÉRIMAIRE
Disponibilité totale, plannings modulables à l’envi, heures supplémentaires souvent non payées, manque de matériel… Cheikh, un Malien qui a arpenté les rues de Pantin pour le compte de cette entreprise, ne regrette pas un instant de s’être extirpé de là : « J’y ai laissé mon dos, mon corps, mes nerfs, de juin 2019 jusqu’à ce qu’on lance la grève ». Selon lui, les chefs d’équipe étaient bien au courant de la situation irrégulière de ces intérimaires sans papiers qui utilisaient des « alias », en présentant les documents d’identité d’une autre personne en règle, pour pouvoir être déclarés. Une position dans laquelle il était difficile de dire « non ». « On nous attribuait des collectes plus larges, plus difficiles, que les employés réguliers de Sepur refusaient de faire, explique Djebril (1) . Nous on était obligés d’accepter : comme on n’avait pas de papiers, on ne pouvait pas se plaindre. »
Mahamet, auparavant ripeur à Villeparisis (77), fait partie des huit anciens de Sepur qui ont déposé des plaintes au commissariat de Bobigny, contre leur ancienne entreprise et trois de ses chefs d’équipe pour « travail dissimulé ; emploi d’étranger sans titre ; extorsion ».Lire aussi : Chantage et racket contre des éboueurs sans-papiers : nos documents accablants
« ON COMMENÇAIT TOUJOURS À 5 HEURES ET ON FINISSAIT À MIDI, MAIS ON RESTAIT SOUVENT JUSQU’À 15 HEURES. LES HEURES SUPPLÉMENTAIRES N’ÉTAIENT PAS TOUJOURS PAYÉES » MAHAMET, UN INTÉRIMAIRE
Dans les procès-verbaux des plaintes, que nous avons consultés, les plaignants décrivent tous les mêmes procédés. « – Qui procède au recrutement des employés ? (…) – Je vais directement au