Bertrand Badie : « à Gaza, nous sommes face à une annexion de fait »
Pris dans l’étau des bombardements, difficile pour les Gazaouis de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba. Pour Bertrand Badie, spécialiste des questions internationales, le dogme de la puissance omnipotente est non seulement désastreux, mais également contre-productif.
Israël indique vouloir éradiquer le Hamas. Mais l’objectif est-il simplement militaire, alors que certaines voix à l’ONU parlent de risque de nettoyage ethnique à Gaza 1 ?
C’est la grande interrogation. Il est incontestable que l’opération menée par Israël est une opération répressive, qui vise également à démanteler une organisation adverse, à quoi s’ajoute une dimension punitive, consistant à venger les 1 200 victimes de l’attaque du 7 octobre. Mais beaucoup d’éléments font craindre que s’amorce, explicitement ou non, un travail de « nettoyage ethnique », comme il a été dit.
Quand on force une population à quitter son logement pour descendre vers le sud, où les bombardements continuent néanmoins et qu’il n’y a plus d’autre débouché imaginable que de franchir à terme la frontière, on ne peut qu’être troublé. Cette impression se confirme, hélas, quand ces réfugiés se voient interdire de retourner chez eux, sans aucune autre forme de salut possible que de se confiner dans une petite zone d’à peine plus de 8 km², où seraient censées s’entasser plus de 2 millions de personnes !
Quand on voit qu’en Cisjordanie se poursuit un travail méthodique consistant à chasser les Bédouins palestiniens pour y installer de nouvelles implantations, on comprend que ce travail d’épuration dépasse le simple cadre de Gaza, et peut même concerner l’ensemble des territoires palestiniens occupés, jusqu’à Jérusalem-Est. Il est donc difficile pour les Palestiniens de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba.
Le terme de « guerre » est-il approprié pour qualifier ce conflit qui oppose une puissance à un adversaire non étatique ?
Il est vrai que nous sommes plus proches ici des nouvelles formes de conflictualité intra-étatiques dans lesquelles les sociétés sont fortement impliquées. De ce point de vue, le conflit israélo-palestinien s’inscrit dans la droite ligne de la décolonisation et des transformations qu’elle a entraînées dans l’agencement des conflits.
D’une part, parce qu’il dérive d’une volonté – plus que septuagénaire – d’émancipation d’un peuple cherchant à s’arracher de la domination et de l’humiliation ; d’autre part, parce que les méthodes employées par certaines des organisations qui mènent cette lutte sont exposées à l’accusation de terrorisme, fondée et récurrente dans un tel contexte asymétrique.
La communauté internationale n’a jamais su traiter ce type de conflictualité dans lequel les États ont tendance à n’utiliser que la force militaire, alors que celle-ci n’est plus opératoire. Les guerres de décolonisation ont toutes montré l’impuissance de la puissance, tout comme les guerres d’intervention qui ont suivi. On l’a bien vu à travers les horreurs du 7 octobre, où chacun s’est réveillé douloureusement en Israël en découvrant qu’un État, même fortement armé, n’est pas invincible. On peut faire un parallèle avec le 11 septembre 2001. La puissance atteint ses limites dès qu’elle doit faire face à des formes extrêmes d’énergie sociale qui confinent à une rage, aussi inacceptable soit-elle sur le plan éthique.
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Nous parlons d’un conflit que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, alors qu’il était toujours d’actualité…
Il s’en dégage un peu partout une sorte de mauvaise conscience. Depuis l’agonie des accords d’Oslo, beaucoup pensaient que le dossier palestinien pouvait rester sous la table, voire sous le tapis, avec la certitude qu’il n’appartenait plus à l’agenda international. C’est vrai, d’abord, d’Israël, qui a considéré que le rapport de puissance lui permettait de pérenniser un statu quo qui n’en était pas vraiment un, puisque ses gouvernements successifs ont pu en profiter pour grignoter les territoires occupés et aboutir à une annexion de fait.
Mais c’est le cas aussi de la quasi-totalité des gouvernements arabes qui semblaient se satisfaire de ce faux statu quo et qui ne voulaient pas revenir à un affrontement coûteux avec Israël. De leur côté, les États du Nord se réjouissaient de voir que ce conflit embarrassant venait à s’éteindre. En outre, le non-respect des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité n’a jamais donné lieu à des sanctions à l’encontre d’Israël, ce qui n’a pu que conforter une telle posture.
Pourtant, la résistance sociale du peuple palestinien n’a jamais cessé et, malgré l’abandon de cette cause par les gouvernements, nombre de sociétés à travers le globe n’ont jamais renoncé à leur solidarité. L’identification à la cause palestinienne est restée très forte : elle a pris le relais des politiques d’État comme nouveau paramètre du jeu international.
C’est le fait de n’avoir jamais été vraiment freiné qui contribue aujourd’hui à ce qu’Israël se sente libre d’agir sans retenue ?
Israël fait un triple pari. Le premier est de penser que le rapport de puissance permettra d’une manière ou d’une autre de mettre un terme à ce conflit. Or, on a déjà vu que la puissance ne réglait rien. Le second pari est celui d’un soutien inébranlable des États-Unis, d’une part au Conseil de sécurité, d’autre part sur le terrain, en contribuant de manière décisive à l’effort de guerre.
Là aussi, le pari est dangereux parce qu’on voit bien que les opinions évoluent au sein de la société américaine et que les dirigeants eux-mêmes sont conscients des nouvelles limites de leur puissance. Enfin, le troisième pari est de croire que l’opinion publique israélienne acceptera toujours cette politique qui ne mène à rien. Certes, nous voyons qu’il y a pour le moment un consensus très fort à ce niveau, sous l’émotion légitime des horreurs du 7 octobre. Mais il n’est pas sûr que ce consensus puisse résister à l’épreuve du temps, surtout si cette guerre vient à se compliquer, voire à s’étendre dans un embrasement régional.
« C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix. »
Ce triple pari me semble donc hasardeux, et surtout terriblement belligène car miser sur la force conduit inévitablement à semer les germes de nouvelles horreurs, peut-être encore pires que celles qu’on a pu connaître le 7 octobre. C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix.
Les événements du 7 octobre sont-ils peut-être déjà la conséquence de cette escalade de l’inimaginable ?
Oui, parce que, derrière le 7 octobre, il y avait une rage dont on ne sait pas si elle était contrôlée, commandée ou spontanée, mais qui était réelle. Et la rage est le résultat mécanique et cruel de l’accumulation de ressentiments, de désespoirs et d’humiliations. Or, dans la banalité quotidienne des relations internationales, la rage devient l’équivalent de ce que sont les armes de destruction massive dans le jeu stratégique classique.
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Tout le monde est d’accord pour considérer qu’il n’y a qu’une solution politique qui puisse permettre de dépasser cette situation, mais on voit mal quel est le chemin à suivre…
Nous en sommes loin. Tant qu’Israël est convaincu que seule la puissance peut régler les problèmes, on ne pourra pas même ébaucher une méthode d’accès à la paix. Un vrai cap sera franchi le jour où ses dirigeants abandonneront ce dogme de la puissance omnipotente qui est non seulement désastreux, mais aussi contre-productif. Encore faudra-t-il alors réparer les dégâts de la disparition de fait de toute représentation palestinienne crédible !
Les États-Unis restent-ils la seule puissance capable de faire infléchir Israël ?
Oui, car l’aide américaine est la seule qui soit absolument indispensable à l’État israélien. Si un jour les dirigeants des États-Unis venaient à l’interrompre, le gouvernement israélien, quel qu’il soit, devra changer d’attitude. De ce fait, l’administration américaine tient un rôle de responsabilité qui n’est partagé par aucun autre État au monde. Néanmoins, les choses sont un peu plus compliquées qu’hier. Les États-Unis sont en effet de plus en plus isolés sur ce dossier, que ce soit dans le monde arabe ou à l’ONU, leur capacité diplomatique est moindre, et leur opinion publique évolue…
- Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a averti, le 14 octobre, que les Palestiniens couraient « un grave danger de nettoyage ethnique massif ». ↩︎