L’astrophysique fabrique en permanence de nouvelles représentations du monde, JP Bibring
Que nous apprend l’astrophysique sur le ciel, les planètes, les étoiles et nous-mêmes ? Existe-t-il de la vie ailleurs ? Comment cette discipline peut-elle nous aider face aux défis climatiques ? Invité à la Fête de l’Humanité, l’astrophysicien Jean-Pierre Bibring a donné une conférence éclairante sur les grands enjeux actuels.
Cette année, à la Fête de l’Humanité, Jean-Emmanuel Ducoin, rédacteur en chef du quotidien l’Humanité et secrétaire national des Amis de l’Humanité, échangeait avec l’astrophysicien français Jean-Pierre Bibring, professeur émérite de physique à l’université Paris-Sud et astrophysicien à l’Institut d’astrophysique spatiale. Retour sur une riche et belle rencontre.
Jean-Pierre Bibring, pouvez-vous nous dire ce qu’est l’astrophysique ?
Jean-Pierre Bibring L’astrophysique ne consiste pas seulement à regarder le ciel la nuit. On confond souvent l’astronomie et l’astrophysique. Or, il y a une chose incroyable avec l’astrophysique : le ciel n’a pas changé depuis des millénaires, et, pourtant, à partir de son observation, les représentations de l’Univers, elles, ont changé. Ainsi, l’astrophysique donne une certaine interprétation à partir de l’observation. Car ce qui permet de comprendre l’Univers n’est pas dans le ciel observable.
Notre accès à l’espace par la vue est partiel, car l’œil est un organe qui s’est adapté au cours du temps et qui ne reçoit qu’un petit nombre d’informations. Le fait de savoir que l’Univers est dynamique, par exemple, ne découle pas d’une observation. La grande chance du XXe siècle est de nous avoir donné accès à tous les vecteurs d’information et cette vision globale a changé notre représentation de l’Univers.
À certains moments forts de l’histoire, des personnes ont été capables de proposer des interprétations contraires à l’observation immédiate : par exemple Galilée. Tous les dogmes construits au cours des siècles autour de la centralité et de l’immobilité de la Terre avaient une assise observationnelle. L’astrophysique est capable de prendre du recul par rapport à ces dogmatismes enseignés comme des lois d’évidence : il y a désormais nécessité et possibilité de les dépasser.
L’astrophysicien en apprend tous les jours sur la formation des comètes, donc du Système solaire. À quoi cela nous sert-il ?
Jean-Pierre Bibring Pourquoi poser la question de ce à quoi cela sert ou ne sert pas ? Celui qui a peint la Joconde ou écrit un requiem ne s’est pas posé cette question. L’avenir nous dira si cela sert ou pas. C’est comme la notion de progrès : il n’y a pas de progrès en soi, il y a des développements qui ne seront des progrès que s’ils sont assimilés et maîtrisés. Par exemple, si une société s’empare d’une découverte pour traiter des maladies. Mais on sait bien que toute technique a deux versants, donc le progrès en soi ne veut pas dire grand-chose et je pense qu’il en va de même pour la recherche. L’astrophysique fabrique en permanence de nouvelles représentations, elle donne des pistes pour sortir de blocages, mais à charge pour la société de décider ce qu’il faut en faire. Les scientifiques ont un rôle social qui ne dépend pas d’eux, mais de leur environnement.
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Quel est le lien entre la conquête spatiale et l’astrophysique ? Il y a beaucoup de débats sur le coût de ces activités…
Jean-Pierre Bibring Cette notion de « conquête » spatiale doit être abandonnée. Le but n’est pas de conquérir ou de s’approprier l’espace ; on explore l’espace à des fins d’intérêt général. Beaucoup pensent l’espace comme une conquête parce que le capitalisme en particulier exploite tout, y compris l’espace.
Le plus dramatique, c’est que l’espace proche, qui n’a rien à voir avec l’astrophysique, est déjà peuplé de milliers de satellites. Il n’y a aucun danger qu’ils nous tombent dessus, mais tout l’Internet va passer par ces systèmes. Or, toutes ces données qui transiteront seront stockées sur des serveurs aux États-Unis par quelques grandes entreprises, dont celle d’Elon Musk qui veut placer 15 000 satellites dans les cinq prochaines années. Toute possibilité technique n’est pas un progrès : elle le devient si on sait la maîtriser. Faire de l’Internet par satellites n’est pas stupide, à condition qu’il y ait des organes nationaux et internationaux qui contrôlent ce qu’on fait dans l’espace. Cela fait plus de cinquante ans qu’on essaie d’obtenir un droit de l’espace pour gérer l’accès à l’espace proche. Les États-Unis ont créé des structures internes pour les Américains, nous en sommes exclus.
Le monde contemporain a une grande capacité technique, mais pas politique et sociale.
Si on regarde dans le passé, on voit que l’astronomie antique était nécessaire à toute la société : par exemple, les Égyptiens avaient besoin d’établir un calendrier pour prédire les crues et savoir à quel moment planter les cultures. Le monde contemporain a une grande capacité technique, mais pas politique et sociale. Ainsi, personne ne vient chercher des scientifiques en biologie ou en astrophysique pour traiter des problèmes climatiques ou de santé. Les défis actuels mettent directement en cause la gestion de la plupart des grandes entités sociales et politiques de la planète.
Pour la première fois, les alertes viennent du monde scientifique et interpellent le monde politique. Leur alerte sur le climat suppose des réponses qui mettent en cause des pouvoirs qui ont intérêt à continuer leurs affaires. La vente du pétrole ne répond pas à un besoin, mais à des intérêts économiques. L’énergie n’est pas un bien public, elle devrait le devenir. Or, l’intérêt spécifique de l’astrophysique, qui est une science, c’est de comprendre les lois de l’Univers à toutes les échelles : les planètes, la Terre, l’origine de la vie, etc. L’astrophysique change totalement notre vision des choses et met à bas des dogmes puissants appuyés sur des croyances invérifiables.
Quelle est la spécificité de votre domaine de recherche ?
Jean-Pierre Bibring Je travaille dans une discipline particulière, l’astrophysique spatiale qui a construit des instruments pour aller observer depuis l’espace : pour ma part, je m’intéresse surtout au Système solaire, à la banlieue de la Terre. Grâce à l’exploration spatiale on s’aperçoit que la Terre est différente des autres planètes qui le sont également entre elles. On commence à comprendre les processus qui ont fabriqué cette diversité. Au moment où on constate cette diversité dans le même Système solaire, on s’aperçoit qu’autour des autres étoiles il y a bien des planètes, mais elles ne ressemblent pas à ce que l’on pensait. Rien ne ressemble à un Système solaire, à une étoile avec des planètes proches ou lointaines. L’extrapolation de ce que nous sommes à d’autres mondes n’a donc pas de sens.
Nous sommes le résultat d’un processus : l’histoire de l’homme plonge dans celle de l’Univers, et pas seulement de la Terre. Tous les atomes qui nous fabriquent ont été faits par et dans des étoiles – d’où la notion de « poussières d’étoiles » – avant même que le Système solaire ne se forme. De la même manière, tous nos atomes serviront à la fabrication d’autres systèmes. Et d’ailleurs le non-vivant est pour l’essentiel régi par le même processus d’évolution que celui des vivants. Le non-vivant et le vivant ne sont donc pas opposés. Voir aussi notre entretien avec la récipiendaire de la prestigieuse médaille d’or du CNRS : Françoise Combes : « Construire un modèle cosmologique pour expliquer l’origine de l’Univers est fascinant »
Nous sommes tous hantés par la vie sur d’autres planètes, comme si nous avions peur d’être seuls dans l’Univers ?
Jean-Pierre Bibring On dit cela, mais les gens sont hantés par d’autres questions comme celle du chômage par exemple ! Là encore, c’est une construction sociale. Par exemple, on dit que l’homme est responsable du dérèglement climatique, mais c’est dangereux de dire cela. Il y a vingt ans, quand les scientifiques ont lancé l’alerte climatique, il était important de montrer que notre activité était en cause. Mais, maintenant, il faut le dépasser, car si l’homme est responsable en tant qu’espèce, il n’y a pas d’autre solution que de supprimer notre espèce !
Toutefois, si ce qui est en cause est un mode de production, il faut le changer pour régler le problème. C’est pour cette raison que je critique le concept d’anthropocène. Certes l’anthropos, l’espèce humaine au sens grec du terme, est responsable du dérèglement climatique, mais ce n’est pas en tant qu’espèce qu’il l’est, c’est dans sa relation à la nature, par son mode de production. On peut le changer et beaucoup remplacent le concept d’anthropocène par celui de « capitalocène ». La question de savoir si la vie ailleurs existe n’est intéressante que si elle met en cause des modes de pensée qui ont nos visions de la société.
Il peut être dangereux de dire que l’homme est responsable du dérèglement climatique.
Qu’est-ce que l’astrophysicien a à nous apprendre face aux défis énergétiques à venir ?
Jean-Pierre Bibring Tout d’abord, je veux souligner que les défis énergétiques ne sont pas des questions de spécialistes. Ces questions doivent devenir celles du grand public qui peut et doit comprendre les problèmes et les enjeux qui ne sont pas si complexes. Une fois informé, on comprend qu’il y a différentes étapes : dans les trente, quarante prochaines années, il faudra faire avec ce que permet le mix énergétique (répartition des différentes énergies primaires utilisées pour produire une énergie bien définie, comme l’électricité – NDLR), à l’échelle planétaire.
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Il n’y aura de solutions que si les questions énergétiques deviennent l’affaire de tous avec la nationalisation des grands groupes et si se développe une maîtrise communautaire globale de l’énergie. Par exemple, le Sahel et le Moyen-Orient n’ont pas les mêmes ressources, mais ils participent à la production de l’énergie. Tant qu’on aura des modes de production où l’énergie est considérée comme un moyen d’enrichissement et tant que la solution à ces problèmes n’est pas vue à l’échelle planétaire, il n’y aura pas de coopération. Il faut cesser de reconstituer des blocs armés pour faire pression sur le reste du monde : on ne gagnera pas contre la Chine par une Europe défensive. La seule solution, c’est la coopération ! Et l’avantage de l’astrophysique, c’est qu’on essaie de travailler ensemble. Il faut extrapoler cette expérience du monde de la recherche au monde de la production et des échanges avec un focus sur les affaires énergétiques pour passer le cap des quarante prochaines années.
Que faudrait-il faire ?
Jean-Pierre Bibring Il faut faire une fission nucléaire plus intelligente que la fission actuelle et on sait la faire. Le jour où on pourra se passer de la fission, on sera très content, il faudra trouver des remplacements, contrairement à ce que disent certains. L’écologie politique en France est catastrophique : il n’est pas vrai qu’en recouvrant les autoroutes de panneaux solaires on aurait assez d’énergie pour faire vivre l’espèce humaine. On ne couvrira jamais plus de 15, 20, voire 25 % des besoins de l’humanité avec l’énergie solaire. Donc, il faut d’autres énergies. Le solaire sur Terre ne marche pas, on n’en reçoit pas assez pour 10 milliards d’êtres humains. Un habitant sur deux n’a pas d’électricité… Si on veut avoir une vision géostratégique rationnelle et humaine, il faut augmenter la production énergétique globale sans abîmer la biosphère. C’est pourquoi le vrai mot d’ordre, c’est la décarbonation (l’ensemble des mesures permettant la réduction des émissions de dioxyde de carbone,CO2) et non l’arrêt du nucléaire.
Dans cinquante ans, cela pourrait être différent, on pourra probablement maîtriser la fusion nucléaire et le solaire sur Terre. Vu les besoins énergétiques de la population, il faudrait que 2 à 3 % de la surface de la Terre soient recouverts de panneaux solaires, soit l’équivalent de deux départements en France. Mais ce serait une catastrophe climatique. Donc, le mix énergétique est important. Il faudrait, dans cinquante ans, capturer du solaire dans l’espace, on sait le faire. Mais il faudrait le faire à grande échelle, puis ramener sur Terre cette énergie sans trop de pertes, ce qui n’est pas évident. Beaucoup de chercheurs travaillent sur ce genre de processus et de nombreuses possibilités s’ouvrent, mais, dans les cinquante prochaines années, ce ne sera pas opérationnel. L’homme est intimement lié à la planète sur laquelle il a été créé. Nous ne croyons pas à la science-fiction façon « Elon Musk » qui veut envoyer des hommes habiter sur Mars ! Cela n’a pas de sens, on n’ira pas ailleurs que sur Terre, sauf dans des bidons pressurisés reconstituant l’atmosphère. Plus on est lucide sur les problèmes, plus on se donne des moyens de les résoudre.
La disparition du Soleil dans le Système solaire est prévue pour quand ?
Jean-Pierre Bibring Cinq milliards d’années.
Une fois que le Système solaire se sera rétracté, la vie et le vivant disparaîtront sur Terre. Quelque chose aura migré ailleurs, nous serons ailleurs ?
Jean-Pierre Bibring Cette idée de disparition n’existe pas : il n’y a pas le vivant, puis plus de vivant. Le vivant n’a cessé d’évoluer. L’Origine des espèces de Darwin dit que c’est un long processus d’évolution continue. La nature s’est construite pendant deux à trois milliards d’années… Cela va évoluer dans les milliards d’années à venir. Ce n’est pas parce que le Soleil va s’agrandir que les planètes ne vont pas évoluer. Rien n’est statique. Tout bouge dans l’espace et le temps. Donc cette question n’a pas de raison d’être.
Quelle est la réalité de l’urgence du réchauffement climatique ?
Jean-Pierre Bibring Le Giec est clair. Il fait des projections tous les cinq ans. Je conseille à tous de lire ses rapports. Il constate qu’on s’approche du scénario le plus négatif, et les choses peuvent se dégrader vite et de façon radicale. Si dans dix, quinze ans, il fait – 40° à La Baule l’hiver, par exemple, comment vivrons-nous ? Sur le plan politique, on n’affronte pas cette réalité et plus on attend, plus les mesures sont difficiles, voire impossibles à mettre en place. Il y a une prise de conscience universelle du dérèglement climatique, mais pas sur l’urgence à agir. Avec ces changements climatiques, il y aura des migrations massives et, alors, que ferons-nous pour les migrants climatiques ?
Rencontre animée par Jean-Emmanuel Ducoin et retranscrite par Anna Musso