Menaces sur la MGEN et les Mutuelles
Que se passe-t-il à la Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale ?
Depuis six mois, la Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale (MGEN) d’Indre-et-Loire n’a plus de direction et la grogne monte chez les salariés. La désorganisation touche désormais également les usagers qui voient le traitement de certains dossiers traîner en longueur. En réalité, loin d’être passagère et purement tourangelle, la crise actuelle dévoile les mutations profondes du secteur de l’assurance mutualiste et plus encore, elle est le produit du virage libéral imposé par les gouvernements depuis la présidence Sarkozy et qu’Emmanuel Macron n’a fait qu’accélérer.
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La MGEN a été créée en 1946 par le Syndicat National des Instituteurs – majoritaire dans la profession – au moment où se mettait en place la Sécurité Sociale qui à ce moment n’était pas censée prendre en charge les fonctionnaires. L’idée était simple : unifier toutes les mutuelles de santé du secteur enseignant qui existaient déjà et demander ensuite la gestion autonome du régime de sécurité sociale des fonctionnaires de l’Éducation Nationale. Et en effet, rapidement, la MGEN obtient de l’État par délégation de service public, la gestion de la sécurité sociale des enseignants, puis aussi des personnels universitaires ainsi que du secteur associatif, sportif et culturel. Concrètement, cela veut dire que tout prof doit passer par la MGEN pour ses remboursements de base de ses frais médicaux.
Parallèlement, la MGEN propose également des complémentaires santé avec une excellente couverture et dont les cotisations sont proportionnelles aux revenus des adhérents, créant ainsi une logique de solidarité calquée sur les principes de la Sécurité Sociale, ce que les complémentaires des sociétés d’assurance classiques comme Axa ou Générali ne proposent pas, la cotisation étant calculée par rapport aux services demandés et à l’état de santé ou l’âge de l’assuré.
Enfin, depuis quelques années, la MGEN, gère une soixantaine de services de soins sanitaires et médico-sociaux : cliniques médicales, hôpitaux psychiatriques, centres de santé, centres de soins de suite et réadaptation, maisons de retraite qui sont ouverts à tous les assurés sociaux.
Aujourd’hui, la MGEN assure plus de 4 millions de personnes, essentiellement des fonctionnaires des ministères de l’Éducation Nationale, de la Recherche, de la Jeunesse et des Sports, compte 10 000 salariés et presque 20 000 militants qui animent les sections départementales.
Le tournant dans le secteur a eu lieu en 2009 avec les accords dits Solvabilité II qui fixent de nouvelles contraintes prudentielles aux compagnies d’assurances et ce alors que la crise des Subprime et de la dette souveraine frappent l’économie européenne. Solvabilité II – Solva II pour les intimes – impose aux compagnies d’assurance un certain niveau de fonds propres et de trésorerie pour faire face à d’éventuelles difficultés et éviter à tout prix un défaut de paiement qui pourrait entraîner des faillites en cascade, comme cela a été le cas aux États-Unis avec l’effondrement de la banque Lehman Brothers en septembre 2008. Solva II impose également que les compagnies d’assurance se dotent d’outils de contrôle de la prise de risque en interne, et ce afin de fournir des informations solides à l’autorité de contrôle d’État qui doit pouvoir à tout moment vérifier la santé financière des assureurs. Enfin, Solva II oblige les compagnies d’assurance à davantage de transparence envers leurs clients en fournissant des informations jusque là réservées aux seuls conseils d’administration.
Un cadre sup’ parisien qui bosse dans l’assurance analyse : « Solva II ça a été une révolution dont on n’a pas mesuré les effets à long terme. Les groupes d’assurance ont dû mener des réformes à marche forcée à la fois pour atteindre les bons niveaux de provisionnement – cela se chiffre en centaines de millions pour la MGEN – mais aussi pour former et recruter des personnels de direction avec les compétences suffisantes, vu la technicité des contraintes imposées par l’autorité de régulation. Tout ça, ça immobilise du capital et ça alourdit les coûts de gestion, mais le problème c’est que ça pénalise bien plus les groupes de l’économie sociale et solidaire non-lucrative et sans actionnaires comme la MGEN qui fait très peu d’excédents et dont le principal objectif est la qualité de la prise en charge, pas la rentabilité. On imagine bien que face aux grands groupes capitalistiques, la compétition tourne à l’avantage de ces derniers (…) en plus, l’État taxe l’activité d’assurance de la même manière, que l’entreprise soit lucrative ou avec des exigences sociales et solidaires. Du coup, la MGEN est encore pénalisée et elle ne peut pas avoir recours à des augmentations de capital car il n’y a pas d’actionnaires, idem, pas possible de procéder à des levées de fond et, statutairement, 93% des cotisations sont reversées au titre des prestations, ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour solidifier les fonds propres (…)De grandes manœuvres de concentration et d’alliances ont donc logiquement débuté dans la foulée de Solva II ».
Ainsi, la MGEN a formé le groupe Istya en s’unissant avec des petites mutuelles en 2011. En 2012, d’autres mutuelles ont rejoint Istya et en 2015, la MGEN a fusionné avec la Mutuelle Générale Environnement et Territoires. En 2017, la MGEN s’unit à Harmonie Mutuelle, elle même issue de la fusion de dizaines de petites mutuelles depuis les années 90, formant ainsi le groupe VYV totalisant 11 millions d’assurés et 45 000 salariés.
« L’objectif du groupe VYV est d’abord d’établir une solidarité financière, de mutualiser les outils d’audit et de contrôle prudentiel imposés par Solva II et aussi de développer des services que les mutuelles n’ont plus les moyens de faire seules, mais il y a eu aussi des effets induits, surtout pour la MGEN. De plus en plus, les personnels opérationnels ont pris du pouvoir dans la boîte, face à des militants élus issus de l’Éducation Nationale censés contrôler l’action opérationnelle, piloter les offres de soin et affirmer des principes de solidarité et de qualité face à la tentation de la simple rentabilité. Le profil de recrutements à la direction générale de la MGEN ont évolué et désormais ce sont des cadres supérieurs issus de la haute fonction publique, de la banque ou de groupes assurentiels côtés en bourse qui prennent les commandes, sachant que l’autorité de contrôle de l’État doit valider les recrutements pour s’assurer du profil solide des dirigeants opérationnels, du coup, ces derniers ne partagent plus forcément la culture MGEN du militantisme mutualiste » commente notre expert parisien.
Une militante élue dans un comité départemental de la région centre témoigne : « en fait, à la MGEN, dans chaque département, les adhérents élisent pour trois ans des représentants qui siègent dans un comité de section qui choisissent un président qui s’occupe de piloter la politique des soins et de solidarité. Ensuite, on recrute parmi des personnels de l’Éducation Nationale qui postulent, des délégués qui obtiennent un détachement à la MGEN et qui se consacrent pleinement à l’activité managériale avec un regard militant. Cette équipe de direction fonctionne en doublon avec des opérationnels qui eux sont salariés de la MGEN, développant ainsi un rapport permanent entre les représentants des adhérents qui vérifient que les principes mutualistes et solidaires soient bien appliqués et les salariés opérationnels qui apportent leur expertise technique. C’est une relation très riche et qui a d’énormes avantages en termes d’éthique de gestion, mais qui souffre aussi de quelques défauts : la prise de décision est plus lente et les coûts en personnels sont plus importants. En fait, depuis Solva II, les équipes de direction issues du vote des adhérents perdent en influence face aux opérationnels qui utilisent les contraintes techniques et la complexité des normes pour asseoir leur pouvoir et aligner la gestion sur ce qui se fait dans les gros groupes capitalistiques (…) Au national, on a la même organisation : chaque section départementale envoie des représentants à l’assemblée générale nationale de la MGEN qui élit les 54 membres du Conseil d’Administration qui lui-même désigne le président et qui confirme ou non le directeur général opérationnel proposé par le président. A cette échelle-là aussi, les opérationnels tendent à concentrer la prise de décision car l’autorité de contrôle prudentiel ne fait pas trop confiance en notre modèle d’organisation, les vice-présidents élus issus de l’Éducation Nationale étant considérés comme peu compétents, malgré les formations en interne (…) Les politiques et les technocrates qui pondent les directives ne fonctionnent qu’avec des catégories de pensée propres aux entreprises capitalistiques, ils ne comprennent pas les logiques de non-lucrativité de l’économie sociale et solidaire ».
L’expert des assurances poursuit : « Pour comprendre finement le tournant auquel est confronté la MGEN, il faut regarder un peu la trajectoire de Thierry Beaudet, son président de 2009 à 2017. C’est lui qui a dû gérer les suites de la crise de 2008 et l’application de Solva II. C’est lui aussi qui a impulsé la constitution d’Istya dont il est devenu président puis de VYV dont il a été le dirigeant de 2017 à 2021, juste après son mandat à la tête de la MGEN. En parallèle, Beaudet a été nommé expert au Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) en 2010, puis il est devenu en 2016 président de la Mutualité Française, association qui regroupe presque toutes les mutuelles du pays et qui entend défendre leurs intérêts auprès des pouvoirs publics, à la façon d’un lobby, tout en gérant aussi des centres de soin. L’an passé, en 2021, Beaudet a quitté la présidence de VYV et est devenu président du CESE, poste hautement stratégique et prestigieux, à la croisée de nombreux réseaux associatifs et syndicaux qui entretient des relations privilégiées avec l’État. Cependant, c’est un secret de polichinelle dans le milieu, Beaudet est assez proche d’Emmanuel Macron et il est une des pièces maîtresses du dispositif mis en place par le président qui entend réformer la Sécurité Sociale en cas de réélection en mai prochain. En fait, tout se joue en ce moment car la ministre Amélie de Montchalin – une ancienne d’AXA – mène les négociations qu doivent déboucher sur une ouverture à la concurrence des complémentaires santé pour les personnels de l’Éducation Nationale, ce qui mettrait un terme au monopole de la MGEN. En fait, c’est un fantasme de la droite depuis l’époque Sarkozy, porté de nouveau par Fillon en 2017 : privatiser la Sécurité Sociale, favoriser les groupes capitalistiques et taper aussi dans le régime des retraites par répartition en passant à un modèle par capitalisation, avec des sommes faramineuses à gérer pour les mastodontes du secteur qui verraient leur chiffre d’affaires s’envoler, avec les dividendes pour les actionnaires qui vont avec (…) Beaudet, par conviction ou par pragmatisme, a compris dès 2017 et la montée en puissance de Macron que cette privatisation n’était qu’une question de temps et qu’il fallait gérer le virage de rentabilité pour la MGEN. L’an passé, il a soutenu la candidature d’un homme à lui à la tête de la MGEN, Matthias Savignac tout en transmettant le flambeau de VYV au président d’Harmonie Mutuelle, Stéphane Junique. En fait, tout est prêt en cas de réélection de Macron qui voudra aller vite pour réformer la Sécu, le système des retraites et aussi probablement le recrutement des professeurs [Emmanuel Macron s’est déclaré favorable début février à la suppression du Capes, concours de recrutement national des professeurs du secondaire – ndlr]. Le vieux rêve libéral de démantèlement de la protection sociale et du mutualisme militant issu du programme du Conseil National de la Résistance de 1944 est à portée de main ».
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Ce virage de la MGEN vers le monde merveilleux de la rentabilité et de la rationalisation des coûts, dépenses et process de management a commencé en 2018, ce dont témoignent des salariés sous couvert d’anonymat, craignant pour leur emploi dans un contexte interne au groupe qu’ils qualifient de suspicieux et tendu.
« Dès 2018, on a vu ce que donnaient les nouvelles orientations de management venues de la direction générale opérationnelle du siège et répercutées par la direction régionale, totalement importées du monde lucratif : entretiens d’objectif, culture du résultat, pression à la performance, sous-effectifs, menaces sur l’emploi, tentative de régionaliser l’organisation de la MGEN pour court-circuiter l’échelon départemental et les délégués élus par les adhérents, moins dociles et attachés à la solidarité et aux principes mutualistes vieux de 150 ans et indissociables du mouvement ouvrier, de l’émancipation populaire et du socialisme français (…) en fait cette entreprise de démantèlement a commencé un peu avant, dès 2016 avec la loi El Khomri et le nouvel accord national interprofessionnel qui nous a sortis, nous salariés de la MGEN, de la possibilité d’être assurés à la MGEN. Du coup, la solidarité entre salariés et adhérents partageant cet outil qu’est la mutualisation a déjà été entamée » commente un salarié.
« Dans le 41, les arrêts maladie se sont multipliés car les salariés sont épuisés, dans le 18, il n’y a plus de directeur depuis des mois, dans le 45, un détaché a quitté la section, ce qui est rarissime et dans le 36, le directeur est parti dans un silence assourdissant en septembre dernier. Mais c’est dans le 37 que la situation est la plus critique car en fait, depuis des mois, il n’y a plus de direction. On a appris du jour au lendemain la mise à pied du directeur et de la déléguée, et ils ne sont pas encore remplacés à ce jour. La direction régionale nous a informés de cela sans plus de précision, laissant libre cours à toutes les rumeurs et surtout, laissant les salariés sans managers, ce qui pose des gros soucis d’organisation » complète un collègue.
Interrogé, un élu au comité de section du 37 confie « au début, quand on a appris pour la mise à pied du directeur et de la déléguée à l’automne dernier, on a pensé que quelqu’un tapait dans la caisse ou alors qu’il y avait peut-être une affaire concernant du harcèlement, vu que le sujet est de moins en moins tabou, mais en fait, il n’y a rien de tout ça. La direction régionale est restée très floue, visiblement gênée lorsqu’on a demandé des explications. En fait, de ce qu’on a compris, les délégués ont subi des pressions pour les pousser vers la sortie sous des prétextes farfelus. Ici, tout le monde pense que c’est la suite de règlements de compte de la nouvelle présidence que l’on soupçonne de vouloir fusionner la MGEN avec Harmonie Mutuelle ».
La suite, c’est la presse spécialisée qui nous l’apprend. Le président actuel de la MGEN, Matthias Savignac, proche de Beaudet, semble vouloir restructurer en profondeur la tête de la boîte en s’entourant de deux jeunes gars : son directeur de cabinet, issu de Sciences Po et est l’ancien dircab du président du groupe Modem à l’Assemblée Nationale et le chef de cabinet du directeur général est tout droit sorti d’une école de commerce et du consulting. Du reste, la campagne de l’an dernier pour prendre la tête de la MGEN a été violente et bien éloignée de la tradition consensuelle et concertée de la maison. D’habitude, c’est le président sortant qui désigne son successeur et le conseil d’administration enterrine la proposition. En 2021, le successeur désigné était Eric Chenut mais pour la première fois de l’histoire de la MGEN, Matthias Savignac n’a pas respecté la tradition et il s’est porté candidat, provoquant un débat interne clivant au sein du conseil d’administration pour finalement remporter le vote à une courte majorité. Défait, Eric Chenut est parti présider la Mutualité Française mais signe que cet épisode a dû laisser des traces, à tous les échelons de la boîte, le président sortant Roland Berthilier a expressément demandé au conseil d’administration de resserrer ses rangs autour du président retenu. Drôles de paroles pour des habitués du consensus.
« Concrètement, en Indre-et-Loire, ça change pas mal de choses, cette absence de direction locale depuis des mois : les salariés ne peuvent plus être formés en continu par le partage de l’expérience des délégués, toute la structure doit s’organiser pour pallier l’absence de direction et faire ce travail en plus, sachant que le ROR – responsable organisationnel régional – n’est pas présent à Tours pour s’occuper de la situation (…) Avant, nos délégués venaient nous épauler, nous aider et travailler avec nous, notamment pour recevoir de visu les adhérents confrontés à des difficultés particulières qui nécessitent un accompagnement spécifique et parfois même le vote par une commission spéciale d’une aide exceptionnelle au nom de la solidarité mutualiste, par exemple pour payer les frais d’obsèques d’un conjoint ou pour payer une facture ou un loyer en cas de coup dur. Les délégués assuraient une aide et une présence humaine et ça fait partie de l’identité même de la MGEN, de ne pas penser en termes de clientèle mais d’adhérents avec lesquels on partage autre chose que de la paperasse. Nos délégués étaient appréciés des salariés, ils étaient très présents. Mais maintenant, plus de rendez-vous en chair et en os, juste un coup de fil depuis la direction régionale qui ne connaît pas les dossiers. Il y a une énorme inertie, avec les effets que l’on imagine sur les personnes en situation de précarité et d’urgence. Ça me dégoûte qu’on soit en train devenir une boîte comme les autres, moi je n’ai pas signé pour ça » conclue une autre salariée, visiblement démotivée et émue par la situation.
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L’élection présidentielle sera décisive pour les questions de sécurité sociale, de politique de soins, de solidarité et de retraite, même si les candidats de la droite tentent d’orienter les débats sur des thématiques sécuritaires ou identitaires et ce alors que la gauche se déchire et se tourne en ridicule, oubliant un peu trop que les grands perdants du nouveau monde promis par les libéraux seront les catégories populaires.
La MGEN risque d’être une des premières structures a en payer le prix, par le démantèlement de son monopole sur la protection sociale des enseignants, par sa rationalisation à but de rentabilité et par l’abandon de ses principes non capitalistes pour lesquels des générations se sont battues : subordonner les opérationnels à des représentants des adhérents, garantir la solidarité envers les malades, les accidentés et les retraités, faire participer les assurés à hauteur de leurs moyens et non à hauteur des coûts qu’ils engendrent.
Et que l’on ne pousse pas des cris d’orfraie lorsque des scandales comme ceux des mauvais traitements infligés aux pensionnaires des Ehpad Orpéa au nom de la rentabilité éclateront à l’avenir. La sécurité sociale et les centres de soins prennent exactement la même direction, pour le profit de quelques uns sur le dos de la majorité.