Le peuple juif n’existe pas
Pascal Lederer, ancien chercheur du laboratoire de Physique des Solides d’Orsay jusqu’en 2009, directeur de recherche émérite
La question de l’existence réelle, ou non, d’un « peuple juif » peut paraître annexe dans le débat actuel sur le régime d’apartheid en Israël, mais elle me semble au contraire centrale.
Dans son livre « Comment le peuple juif fut inventé », l’historien israélien Shlomo Sand a réglé la question, mais tout le monde n’a sans doute pas compris sa conclusion : la notion de peuple juif est une construction idéologique, elle ne correspond pas à un objet social réel.
Tout le monde sait que la notion de peuple juif, qui émerge au 19ème siècle avec Theodore Herzl. est fille à la fois des persécutions et pogromes en Russie et en Pologne au début du 19 ème siècle, de l’affaire Dreyfus à la même époque et de l’affirmation des idées nationales. Tout le monde sait que l’idée sioniste était que le salut des juifs ne pouvait provenir que de leur affirmation nationale, et de leur rassemblement en une terre commune pour en faire un « peuple comme les autres ». Le choix de la terre, imaginée sans peuple, incertain pendant une période, se porta finalement sur la Palestine, avec la Bible comme roman historique.
La proposition sioniste resta longtemps une fantasmagorie sans intérêt pour la grand majorité des Juifs dans le monde. Le nazislme changea la donne.
L’organisation industrielle de l’extermination des Juifs d’Europe, massive, ne fut pas complète. L’avancée des troupes soviétiques libéra des camps des survivants dont les familles avaient disparu, les maisons saisies par les voisins, et l’on pendait parfois, comme en Pologne, ceux des Juifs survivants qui prétendaient rentrer chez eux. La Palestine, qui n’avait jusqu’alors intéressé que quelques Juifs d’Europe, apparut alors a des millions de survivants comme le seul lieu sur terre où se réfugier. L’idée du peuple juif, et de sa terre à conquérir sur le peuple palestinien acquit alors aux yeux du monde, et pas seulement des rescapés des camps, la force d’une évidence.
On connaît la suite : la création de 2 Etats par l’ONU, l’invasion des armées arabes qui refusaient le vote, leur défaite, avec des massacres de colons juifs, les massacres de Palestiniens organisés par l’Irgoun, branche armée du mouvement fasciste sioniste, mais aussi par la Haganah, branche armée sous la direction de Ben Gourion, ou le Palmach, embryon de l’armée israélienne à venir, l’organisation de la terreur pour la Naqba, pour faire fuir le maximum de Palestiniens et se saisir de leurs terres, etc..(Lire à ce sujet par exemple le livre d’Hugo Blum, « 1948 »)
L’agression franco-anglo-israélienne contre l’Egypte en 1956 amplifia une marée anti-juive dans les pays arabes. Une bonne partie des Juifs des pays arabes, du Maroc à l’Irak, en fut réduite à fuir en France, ou en Israël, dont le pouvoir se saisit de cette occasion –qu’il avait contribué à créer –pour renforcer son potentiel. Ces immigrés sépharades furent d’ailleurs considérés comme des citoyens de seconde zone.
S’ensuivit une succession de guerres : guerre des six jours, saisie de la Cisjordanie (1967) guerre du Kippour (1973). Toutes ces guerres convainquent Arafat et l’OLP que la visée d’un Etat unique en Palestine pour les Palestiniens et les Israéliens est illusoire. Arafat reconnaît l’Etat d’Israël, propose la Paix des braves, et en 1990 les accords d’Oslo suscitent un immense espoir de paix saboté par la droite colonialiste israélienne après l’assassinat de Rabin. Les bombardements de Gaza, le mur de séparation, les check points, l’extension des colonies, la loi de l’Etat-Nation du peuple juif, les expulsions de résidents palestiniens, les spoliations, marquent une politique colonialiste dans le silence complice des grandes puissances. La menace iranienne sur l’existence d’Israël, les attentats suicide ou les roquettes aveugles sur les zones urbaines israéliennes confortent l’emprise de la droite israélienne sur la population.
Ce résumé très incomplet de la trajectoire du processus de conflit inégal entre Israël et la Palestine laisse de côté bien des choses. Il est suffisant pour démontrer que l’idéologie du « peuple juif » conduit à un échec tragique. A force de nier les droits nationaux du peuple palestinien, le pouvoir actuel fait d’Israël le territoire probablement le plus dangereux de la planète pour un Juif. Il stimule dans le monde un développement d’antisémitisme ponctué de crimes terroristes. Il entraîne des souffrances renouvelées pour le peuple palestinien, sans assurer durablement la sécurité des Israéliens.. L’opinion publique mondiale est de plus en plus hostile à la politique israélienne.
Au cœur de cette interminable tragédie, une analyse fautive : celle qui théorise l’existence d’un « peuple juif » dont un groupe – la couche dirigeante israélienne – uni par une idéologie bricolée, se proclame le représentant.
Il y a des éléments communs, divers, partagés par tous les Juifs du monde. Où qu’ils vivent aujourd’hui, les Juifs partagent la mémoire sociale et familiale des siècles de persécutions, de spoliations, de pogromes et de massacres en pays chrétien sous l’accusation de peuple déicide. En pays musulman, excepté pendant l’âge d’or des royaumes arabes d’Andalousie, les Juifs, étaient placés sous un statut de dhimmi, comportant, en plus d’un impôt spécifique, diverses mesures discriminatoires. Pour tous les Juifs du monde, l’attribution, par la Révolution française de 1789, de l’égalité en droit à tous les citoyens, fut le début d’une ère nouvelle qui se célèbre toujours de nos jours, tant dans les synagogues que dans des textes politiques laïcs.
Avec la diminution progressive de la pratique religieuse, en Europe et aux USA, un élément devient sans doute prépondérant dans le commun partagé des Juifs aujourd’hui : le fait qu’en tant que groupe humain, leur extermination systématique et industrielle ait été planifiée par un des pays les plus avancés de la planète, où qu’ils puissent se trouver, quel que soit leur pays, leur statut social, leur âge, leur famille, etc.. Il y a peu de chance que cette mémoire commune, dont les conséquences dans la vie et les actes de chaque individu sont infiniment diverses, s’efface de si tôt. Seuls les humains, comme les Arméniens, les Tutsis, les Juifs, les Amérindiens du Nord comme du Sud, les descendants d’esclaves africains, victimes de génocide, peuvent comprendre ce que constitue pour un individu le fait que lui, ou ses proches, ou ses ancêtres aient été exclus de l’humanité par un Etat organisé. Un élément commun à tous les Juifs du monde est désormais d’avoir à se prononcer sur la prétention d’un Etat, Israël, de parler en leur nom.
Quelle que soit l’intensité et l’étendue de ce commun, il ne constitue pas un peuple au sens juridique que la Charte de l’ONU donne à ce terme, tant est grande la diversité géographique, linguistique, culturelle, politique, des diverse populations reconnues comme juives dans le monde. Si l’on insiste pour parler de « peuple juif », cette expression ne peut signifier que ce commun culturel, historique, avec sa composante religieuse, sa mémoire, etc., pas une réalité politique donnant droit à un Etat, de plus sur la terre d’un autre peuple. On parle bien parfois du « peuple chrétien », ou du « peuple de gauche » sans signifier par là une réalité politique donnant droit à un Etat.
Cette analyse dénie-t-elle à Israël son appartenance à l’ONU et son droit à l’existence ? On ne peut poser cette question qu’au regard des réalités politiques aujourd’hui au Proche Orient. De quel peuple Israël est-il l’Etat, s’il n’est pas « l’Etat nation du peuple juif » ? Il ne peut être que l’Etat du seul peuple qui existe en Israël, dans les frontières de 67 : le peuple israélien, de formation récente, mais indiscutable, avec ses différentes composantes que l’histoire a contribué à mêler: juifs ashkenases rescapés du génocide, juifs sépharades chassés des pays arabes, Palestiniens arabes, chrétiens ou athées, héritiers des survivants de la Naqba, Russes rescapés des décombres de l’URSS, immigrés africains, etc..
La question n’est pas de mettre en question la légitimité de l’Etat créé par l’ONU, mais de donner réalité, indépendance et sécurité à l’Etat de Palestine créé en même temps que lui, et dont la reconnaissance par la France et l’Europe s’impose. La question est aussi de refuser toute analyse essentialiste, attribuant l’apartheid qui prévaut dans les territoires occupés ou les discriminations dans le territoire d’Israël – celui d’avant la guerre de 1967 – à la domination d’un « groupe ethnique ou racial », mais à la domination d’un courant politique à l’idéologie colonialiste, actuellement majoritaire en Israël, qui se prétend le représentant d’un « peuple juif », lequel n’est qu’une construction idéologique réactionnaire d’essence nationaliste.
On voit que la clarté est importante et nécessaire sur le caractère infondé de la prétention de la couche dominante en Israël de représenter le « peuple juif ». Cette prétention est malheureusement acceptée comme allant de soi par diverses courants politiques en France et dans le monde. Elle est cruciale pour tous les peuples du Proche Orient. Elle l’est pour l’orientation de l’opinion publique mondiale en faveur d’une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens par l’application négociée des résolutions de l’ONU.
Article proposé par Pascal Lederer pour le Fil Rouge du PCF Université Paris-Saclay