De l’inefficacité de la compétition dans la recherche

Cela fait de très nombreuses années que les gouvernements français successifs cherchent à mettre en avant les inégalités de traitement comme moteur d’une plus grande efficacité supposée des services publics. Un des domaines où des réformes successives dans ce sens ont été imposées alors que très largement contestées est le monde de la recherche. Ceci s’est notamment illustré dans une tribune publiée par Les Échos en 2019, émanant de l’actuel président du CNRS, M. Antoine Petit : parlant de la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR), M. Petit a appelé de ses vœux « une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies. »1 Ces propos ont choqué le monde de la recherche dans sa grande majorité.

Au-delà d’une confusion indigne d’un scientifique, qui croit reconnaître l’œuvre de Charles Darwin dans le « darwinisme social », terme dont on avait affublé par dérision les théories ultra-libérales que le sociologue Hubert Spencer (1820-1903) tentait de justifier par la « sélection naturelle », il convient de s’interroger sur la motivation du président d’un grand organisme de recherche à souhaiter que la majorité de ses personnels soit dépourvue des moyens nécessaires à assumer sa mission en faveur d’une minorité « d’élites » . D’autre part, comment comprendre les mesures dans le même sens prises ces dernières années, notamment avec la Loi de Programmation de la Recherche (LPR), et ce malgré que les bénéfices en terme d’efficacité restent largement injustifiés et fortement contestés par la majorité de la communauté scientifique2 ? Le discours du Président E. Macron du 7 novembre dernier ne peut que nous inquiéter sur la poursuite, voir l’accélération, des réformes dans le sens d’une mise en compétition des acteurs et actrices de la recherche (statut, salaire, financement, charge d’enseignement, etc…).

Nous proposons donc cette réflexion sur la compétition et la coopération dans la recherche académique. Inspiré par la publication de la Société Française de Biologie du Développement (SFBD)3 en riposte à M. Petit, ce texte fait également écho au récent rapport des membres du Conseil Scientifique du CNRS issu du livre blanc préliminaire sur les entraves à la recherche4. Nous souhaitons aujourd’hui établir un nouveau constat sur la compétition dans la recherche académique, qui se généralise et s’amplifie à différents niveaux, suite aux politiques successives de ces dernières années. Nous discuterons des conséquences sur la souffrance au travail qu’elle engendre et dans un second temps, nous questionnerons l’accroissement des inégalités engendré par une telle politique inégalitaire dont nous comprenons qu’elle est maintenue à travers le rapport de Philippe Gillet5. Finalement, nous reviendrons sur l’essence collaborative de la recherche en suggérant une évolution réaliste et réalisable de son fonctionnement.

La recherche académique, une vie de compétitions

Accéder au métier de chercheur ou d’enseignant-chercheur au sein des universités, organismes de recherche publiques (EPST – Établissement Public à caractère Scientifique et Technologique, EPIC – Établissement Public à caractère Industriel et Commercial) a tout du parcours du combattant. La compétition se manifeste de plus en plus tôt, à devoir, lorsqu’on est élève, se positionner sur ses choix d’options et avec la plateforme ParcoursSup. L’année dernière encore (2023), 77.000 étudiantes et étudiants étaient encore sans affectation à la fin de la phase principale, soit 1/10 ! Le système français est bien spécifique avec des classes préparatoires à des grandes écoles en parallèle de l’université. Viendra ensuite la sélection au niveau des Masters, où l’on retrouve encore une plateforme de sélection, « mon Master », déterminante sur la future carrière de ces jeunes et sur les possibilités de poursuite. Il y a ensuite l’obtention d’une bourse de thèse, de plus en plus financée sur des contrats à finalité définie, souvent incompatible avec le temps long de la recherche. Cette sélection dans le parcours universitaire est de plus en plus drastique, avec augmentation de la communauté étudiante sans que le nombre d’enseignantes et d’enseignants suive (choix budgétaire), et amplifiée par la « culture de l’excellence » qui le plus souvent vise à gagner quelques places dans les grands classements internationaux de type Shanghai. Tout cela, sans se soucier de la santé mentale des jeunes, et des dérives que ce système met en place…

La sélection continue ensuite si l’on souhaite intégrer un établissement participant à la recherche publique. Les recrutements sur postes statutaires ayant été raréfiés (suite en autres des « un départ sur deux non remplacés » de la période Sarkozy), il est aujourd’hui nécessaire d’accumuler de plus en plus d’années d’expérience en CDD pré-recrutement, souvent accompagnées par avec des sacrifices personnels (post-doctorats à l’étranger, condition connue de toute la communauté sans être officielle). La concurrence est rude pour avoir un poste en recherche au CNRS sur concours, les chargées et chargés de recherche (CR) étant embauchés en moyenne entre 33,5 ans, jusqu’à 35,5-36 ans pour certains instituts (concours 2023), soit l’équivalent de « Bac +13 » jusqu’à « Bac +15/16 » !

Alors que cette concurrence à l’obtention d’un poste titulaire n’est pas nouvelle, une nouvelle forme de concurrence se met en place progressivement depuis la LPR, cette fois-ci au niveau des statuts des nouve.lles.aux recruté.es avec les CDIs (mais contractuels !) de mission scientifique et contrats de pré-titularisation avec les « Chaires Junior ». D’abord créées à l’université avec la mise en place de 92 chaires dès 2021 et 135 en 2022, elles ont ensuite rapidement été suivies par l’ouverture de chaires juniors CNRS (37 prévues en 2023). Au final, ce sont 300 chaires juniors qui devraient être ouvertes chaque année, en parallèle – doit-on plutôt dire au détriment – des postes statutaires. Car avec ces chaires juniors, un nouveau statut de type « tenure track »6, est imposé en France : le personnel chercheur/ ou enseignant-chercheur y est embauché sur un statut contractuel pour 3 à 6 ans avant une possible titularisation (conditionnée) sur un grade de directeur de recherche (DR) ou de professeur des universités (PR). En plus d’être une attaque directe du statut de fonctionnaire, ces chaires juniors, quasiment imposées à de nombreux laboratoires sous forme de chantage au recrutement, conduisent à une mise en concurrence directe avec la promotion des recrues par voie classique au sein d’un même laboratoire, voire d’une même équipe !. Dans le contexte actuel de diminution des postes statutaires due aux contraintes budgétaires imposées à Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) par les choix politiques successifs de ces vingt dernières années, ces chaires juniors imposées sont vantées comme des postes en plus par rapport la voie classique du concours alors que dans les faits elles commencent par les remplacer progressivement. Nous ne pouvons donc que déplorer qu’une telle voie soit ouverte au détriment de postes statutaires trop longtemps réduits et précarisés et nous inquiéter qu’à terme ces chaires juniors deviennent la voie générale de recrutement. Comme s’il fallait encore 3 à 6 ans supplémentaires de contractualisation sur poste précaire en plus d’une thèse et de post-doctorats afin de réellement avoir fait ses preuves pour le monde de la recherche ! Est-ce par ailleurs justifié d’amplifier d’avantage la compétition à la promotion et mettre nos jeunes recrues en concurrence sur leur statut (fonctionnaire versus contractuel), sur l’aide financière de départ (typiquement 200 k€ pour une chaire junior !) et sur le nombre d’heures d’enseignement à réaliser ? Vient aussi la concurrence au niveau du salaire et de l’indépendance scientifique lorsque des DR sont recrutés en CDI hors concours…

Ce n’est pas tout. En plus de cette mise en compétition avec nos collègues sur les postes mais aussi au niveau des promotions et primes (notamment avec la composante 3 du RIPEC), l’aspect où la concurrence est la plus développée dans le monde de la recherche publique française concerne le financement des travaux de recherche. En effet, en dehors de la masse salariale, l’essentiel du financement des recherches passe par les appels à projet (voir ci-dessous le FOCUS sur les mises en concurrence par appels à projet). Concrètement, cela revient à devoir répondre à des appels à projets successifs, et cela tout le long de l’année, afin de financer sa recherche au quotidien. Les temps excessifs consacrés à la rédaction de ces projets sélectifs sont une réelle perte face à un modèle de meilleure répartition récurrente des budgets. Mais surtout, en dehors des très sélectives ERC (voir le paragraphe sur les financements européens dans le FOCUS ci-dessous), le montant des financements alloués oblige à en déposer chaque année. Encore faut-il être dans un domaine de recherche en phase avec les envies des dirigeants, tout en sachant comment bien rédiger son projet pour plaire au jury d’évaluation. Ceci ne fait qu’accentuer les aigreurs dans un système qui n’a déjà pas les moyens d’investir dans tous les projets et d’embaucher à la hauteur des espérances. Quel sens alors pour la recherche publique et la liberté scientifique alors que les recherches sont conditionnées aux appels à projets, favorisant généralement l’applicatif au détriment du fondamental, le sujet à la mode au détriment d’une ouverture tous azimuts ?

Focus sur les mises en concurrence par appels à projets

L’Agence Nationale de la Recherche (ANR)

Remontons en 2005, quand il a été décidé sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin que l’ANR viendrait se substituer aux dispositifs ministériels de financement incitatif : le fonds national pour la science (FNS) et le fonds pour la recherche technologique (FRT). On ne peut nier une légère augmentation des subventions sur appel à projets (AAP) entre 2005 et 2010 (Figure ). Intervient alors la politique de l’« excellence » en recherche mise en avant par la Commission Européenne dans le prolongement de son agenda de Lisbonne de 2000 affirmant le caractère stratégique d’un développement fondé sur la croissance et l’utilisation des connaissances à fins productives. C’est ainsi qu’en 2010, l’ANR est désignée comme opérateur pour les actions des Programmes d’Investissements d’Avenir (PIA). Le ’ex’ d’« excellence » est alors mis à toutes les sauces, avec les Labex, les Equipex, les Idex. C’est ainsi qu’a été « conçue » l’Université Paris-Saclay, encore en gestation au stade d’« établissement expérimental ».

Mais comme en 2010-2014, tout cela s’est fait à budget sensiblement constant, les subventions sur AAP distribuées par l’ANR chutent de 600 à 414 M€ (Figure ), tandis que le taux de succès des réponses sur AAP tombe à 10% en 2014. Le budget d’intervention de l’ANR remonte ensuite, avec une augmentation significative en 2021- 2022 pour atteindre 1,1 G€ dans le cadre de la loi de Programmation de la Recherche (LPR), dont l’objectif est d’amener le taux de succès à 30%. La figure , extraite de la communication de l’ANR, montre la progression du budget d’intervention prévue dans les années suivantes dans le cadre pluriannuel de la LPR. Une belle envolée, qui pourrait atteindre 1,7 G€ en 2027! (Sauf que, petit rappel, les budgets sont votés annuellement.)

La part dévolue à la recherche publique est difficile à évaluer dans une programmation où nombre d’instruments de financement sont orientés vers le privé comme le « Projet de recherche collaborative – entreprises » (PRCE).

Par ailleurs, avec 1/4 de projets sur appels « blancs », une baisse des budgets alloués entravera la possibilité de les mener à bien.

Figure 1 : Évolution de l’enveloppe globale de soutien aux projets (bleu) et du taux de sélection des projets (rouge) – 2005-2018 – compilé par l’AEF

Extrait du site de l’ANR

L’appel à projet est devenu l’instrument préféré des tenants de la concurrence…

Les financements européens

Dans leur majorité, les différents programmes de soutien à la recherche supposent des collaborations au niveau international. En ce sens, ils sont plutôt favorables à un cadre de recherche coopératif.

Or, depuis 2012, un financement en forte progression est celui de l’European Research Council ou ERC : 7,5 Md€ distribués dans la période 2007 – 2013, et 13,1 Md€ entre 2014 et 2020. Il s’agit de financements très importants (de 1,5 à 2,5 M€) attribués à des individualités, sans obligation de collaboration internationale. Le laboratoire n’est sollicité que pour s’engager à fournir un cadre favorable au projet sélectionné. Les ERC représentent une étape supplémentaire dans une politique de sélection et d’individualisation exacerbée, qui ne concernera au mieux que quelques pourcents des chercheurs européens, au détriment de tous les autres. À l’inégalité sur la répartition des moyens s’ajoutent divers dispositifs de primes qui affectent la rémunération des personnels de la recherche publique et créent toujours plus de concurrence entre les personnels, tandis que ce budget pourrait être utilisé pour augmenter l’ensemble des salaires. A noter que les financements ERC impliquent une prime de la composante 2 du RIPEC, mais aussi de la composante 3, alors que lauréates et lauréats peuvent choisir de se reverser en salaire une partie de son financement.

Enfin le manque de moyens financiers pour la recherche publique déstabilise les Unités Mixtes de Recherche (UMR)- faisant sans doute partie des « morcellements désordonnés » pointés du doigt par E. Macron1-, avec une mise en concurrence des tutelles entre-elles. Le but affiché pour les prochaines réformes de l’ESR : un pilotage unique des personnels par les Universités, au détriment recrutement personnels techniques. C’est le cas par exemple en BAP J, avec toujours moins de recrutements de fonctionnaires gestionnaires. Les universités devraient déployer une politique de site, avec des inégalités territoriales assumées, alors que les agences de programme joueraient le rôle de coordination – ou plutôt d’organisation sous contrainte de réduction budgétaire – des financements par domaines de recherche ciblés. Comme si nous croulions sous les financements multiples liés à l’existence même des UMRs ou de différents organismes de recherche. Oui l’UMR est l’une des caractéristiques du système français, peu comprise en dehors de l’hexagone comme le montre le dernier rapport HCERES du CNRS2-, mais surtout une richesse.

1 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/12/07/reception-pour-lavenir-de-la-recherche-francaise

2 https://www.hceres.fr/fr/actualites/publication-du-rapport-devaluation-du-cnrs

Les conséquences de cette mise en concurrence

Les effets humains de cette politique de compétition à tous les étages, loin de favoriser une excellence française de la recherche sont le plus souvent néfastes.

Précarisation, âge moyen des nouvelles recrues, choc entre chercheur.es et enseignant.es-chercheur.es en début de carrière (entre salaire, pénurie de moyens, temps disponible pour la recherche, des enseignements, des tâches administratives…), C’est marche ou crève !

Burn-outs, épuisements, arrêts maladie, mal-être, isolement… Les signes de souffrance et les signes de découragement dans le travail se multiplient, causés notamment par la course au dépôt de projets. Malgré les « efforts » concernant le taux de succès à l’ANR (autour de 25 % actuellement), des démissions se multiplient, en écho au phénomène dit du « Big Quit » aux États-Unis et révèlent l’importance du sens du travail. « Laisser toute la liberté académique aux meilleurs », « accepter de fermer une équipe qui ne fonctionne pas bien », voilà ce que déclarait E. Macron lors de son discours du 7 décembre 2023, en indiquant réorganiser toute la recherche publique en 18 mois. L’attractivité des métiers de la recherche chute. En témoigne à demi-mot ce rapport du Comité National de la Recherche Scientifique de Juillet 20199 : « Ainsi, entre 2008 et 2015, le nombre de candidat·e·s sur des postes de CR dans des EPST en France s’est-il accru de 11% — pendant que le nombre de recruté·e·s baissait quant à lui de 26% ! (MESRI-SIES, 2018). Cependant, l’attrait des formations par et à la recherche décline ; on observe notamment une baisse continue des inscriptions en thèse (-15% en 7 ans entre 2009 et 2016 selon les chiffres du Rapport sur l’emploi scientifique 2018 du MESRI) ». La concurrence entre les différents Instituts du CNRS sur le nombre de postes de CR ne peut qu’amplifier le découragement des jeunes en réaffectant de plus en plus de nouveaux.elles entrant.es vers d’autres unités en dehors de laquelle la/le jeune recruté.e a élaboré son futur projet.

Tâches administratives, gestion chronophage, cela éloigne du métier de chercheur d’autant plus que l’on ne recrute pas non plus dans les bonnes proportions les personnels administratifs, etc. En plus des constats et propositions faits par le Conseil Scientifique du CNRS dans son livre blanc sur les entraves à le recherche1, il est essentiel de rappeler que les lourdeurs administratives et de gestion sont largement décuplées par les financements sur appels à projet.

1 Voir le « Livre blanc préliminaire sur les entraves à la recherche » du Conseil scientifique du CNRS : https://www.cnrs.fr/comitenational/cs/recommandations/Rapport_Entraves_vf.pdf

Ce climat de tension et de compétition accru ne peut que favoriser les problèmes de comportement : harcèlement moral (entre autre) entre doctorant.es/étudiant.es et encadrant.es et entre chercheur.es/enseignant.es-chercheur.es et ITA (ingénieur.es, technicien.nes et personnels administratifs) ; travail bâclé (il faut publier au plus vite, privilégier les lettres aux articles longs, qu’importe que les résultats ne soient pas confirmés par d’autres expériences, qu’importe que les expériences ne soient pas reproductibles par les équipes concurrentes, la gloire personnelle passe avant le savoir) ; fraudes qui se multiplient (le développement des formations d’éthique auront du mal à compenser les conséquences des pressions environnementales subites).

Enfin, un mot sur les inégalités femmes/hommes, déjà criantes sur les postes dans la recherche: 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes coordonnant un projet de l’appel générique de l’ANR 2021, 3/4 d’hommes et 1/4 de femmes y participant.

Focus sur la Loi de Programmation de la Recherche du 24 décembre 2020

Suivons l’objectif de consacrer au moins 3% du produit intérieur brut (PIB) aux activités de recherche et développement. De 2006 à 2017, la part du PIB dédié à la recherche était de 2,19% en France, alors que dès 2010, en vertu de la stratégie de Lisbonne, cette part aurait déjà dû atteindre 3% dans toute l’Europe. 25 Md€ devraient être investis sur les dix prochaines années au profit des organismes de recherche, des universités et des établissements, pour atteindre un budget annuel de 20 Md€ en 2030, soit 5 milliards de plus qu’actuellement. Petit rappel, le Crédit Impôt Recherche y pèse déjà pour environ 6 milliards. De plus, 5200 postes devraient être créés, payés à au moins 2 fois le SMIC, pour 1,4 fois actuellement en début de carrière.

C’est Noël, alors ? C’est à voir. Comme « il n’y a pas d’argent magique »11, dirait Macron, le gouvernement s’est tourné vers la prestidigitation, avec un tour de passe-passe anticipant la réforme des retraites, dont l’article 18 prévoit une baisse graduelle de la part patronale des cotisations de pension y compris dans la fonction publique et autres régimes spéciaux. Une partie de cet argent « économisé » serait donc injectée dans le budget de la recherche. On comprend l’acharnement fébrile qui a été celui de la « majorité » pour imposer une réforme rejetée par les Français.

Dans le cadre de la LPR, la rémunération des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur devrait être revalorisée : 92 M€ y seront consacrés dès 2021 et 92 M€ de plus chaque année jusqu’en 2027. Oui, mais pas sous forme de salaires mais de primes (régime indemnitaire des personnels enseignants et chercheurs, RIP E-C, et prime individuelle, C3). Un calcul simple (cf https://rogueesr.fr/20221017/) montre que l’augmentation moyenne des sommes perçues en fonction des catégories de personnels se situe entre 3,80 et 85 € par mois. En résumé, cette pseudo-revalorisation financée par la diminution de nos retraites est ridicule.

Quant aux moyens de l’Université, en considérant les budgets prévus en euros constants de 2022, on se rend compte que la subvention pour charge de service public serait tout juste constante (voir Figure ). Rappelons que cette subvention est principalement dédiée aux charges salariales, qui devra donc faire face à la « revalorisation » des salaires et à la création de nouveaux postes.

En conséquence, l’Université n’aura pas non plus les ressources pour s’adapter à l’évolution de la population étudiante dont on savait dès 2010 qu’elle doit croître de 30 % d’ici 2025 (soit 400.000 étudiants de plus en 15 ans). Ce retard est illustré à travers le budget alloué par étudiant, qui a baissé de 15% depuis 2013, au cours des mandats de Hollande et Macron ; voudrait-on par ce biais contraindre les universitaires à augmenter les frais d’inscription, comme Macron l’appelle de ses vœux ?

Très clairement, il n’est donc pas question d’augmenter les salaires à travers la nécessaire actualisation du point d’indice, ni les moyens de l’Université qui n’en peut mais devant l’afflux de nouveaux étudiants, ni les ressources récurrentes des laboratoires, mais bien de faire un nouveau pas vers l’individualisation des rémunérations et renforcer la logique compétitive du financement par projet. C’est en effet l’ANR qui profite largement des nouveaux crédits prévus dans la loi (revoir le focus correspondant).

Pour compléter les dispositifs mettant à mal les statuts des personnels de recherche, la LPR a créé le contrat à durée indéterminée de mission, un « CDI » de droit public qui s’achève avec la réalisation du projet ou de l’opération. Les parlementaires ont sécurisé la fin du contrat, qui ne peut être rompu la première année (quand même!).

Cela s’ajoute à la remise en cause de la représentation des personnels dans les instances de décision, comme les conseils d’administration des université et singulièrement celui de Paris-Saclay, alors que, s’agissant de l’évaluation et du recrutement par les pairs, le CNU est évincé au profit de la supposée autonomie des universités, les classements du Comité National du CNRS ne sont plus publiés, pour laisser le champ libre au choix discrétionnaire de la direction.

Figure : A gauche : Evolution du budget de l’Université en euros constants – A droite : Evolution du budget consacré par étudiant

Le modèle compétitif est-il efficace ?

En réalité, du financement « vertueux » (l’est-il?) et inégalitaire (il l’est!) cher à M. Petit, on en a déjà bien soupé. Pour s’en convaincre de visu, il suffit de remonter quelques années en arrière et considérer un bilan réalisé pour l’année 2014 à l’Institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes du CNRS, qui traite pourtant de thématiques plutôt « à la mode » (photonique, électronique, photovoltaïque, nanotechnologies, systèmes, mécanique, énergie, etc.). La dotation récurrente annuelle distribuée par leurs tutelles (CNRS, universités, écoles, etc.) à la centaine d’unités considérées plafonnait à 40 M€ par an, alors que le total des ressources propres cumulées s’élevait à 334 M€. Si on additionne les effectifs de chaque laboratoire, la moyenne des ressources propres disponibles était située autour de 20 k€ par personne. Pas si mal pourrait-on dire. Il est plus intéressant d’examiner la dispersion de ces ressources en fonction de l’unité de recherche considérée, qui s’étalaient entre 5 et 56 k€ par personne !

Mais cette inégalité de traitement a-t-elle des effets positifs en termes de production scientifique ? Examinons l’accroissement relatif des publications françaises depuis le début du siècle : 40% entre 2000 et 2015 et 10% entre 2015 et 2021. L’évolution des publications reflète juste la réaction de la communauté à l’injonction « publish or perish » et à la pseudo évaluation des chercheur.e.s à travers h-index et autres indicateurs quantitatifs. Au niveau international, la production scientifique française se situait en 2020 au 9ème rang mondial, en baisse de trois places depuis les années 200012 . On ne peut pas parler de saut quantitatif accompagnant le développement d’une politique dirigiste et inégalitaire qui s’est bien accentuée depuis 2010-2012.

Notre réponse est donc « non », nous constatons au contraire les conséquences néfastes de cette politique « d’excellence » : l’assèchement de disciplines ou de thématiques moins « à la mode », plus d’emplois précaires, le risque de découragement et de perte de sens pour les moins favorisés par le système, etc… Une politique inefficace donc, en termes financiers, qui détourne les personnels de recherche de leurs fonctions essentielles et, de plus, nocive pour l’avenir. En effet, des pans entiers de nos disciplines et des idées nouvelles ou plus risquées risquent d’être négligés, faute de soutien. Or qui peut dire quel domaine va déboucher sur quelque chose de vraiment novateur dans les 10 ans à venir ? L’histoire récente (ou moins récente) montre que les vraies découvertes défient la logique illusoire de la recherche programmée.

D’ailleurs, ce constat est tellement partagé au sein de la communauté scientifique qu’il figure en substance dans le rapport Gillet, commandé en 2023 par Mme la ministre Sylvie Retailleau : «…au niveau mondial, et pas seulement en France, la production scientifique, comme celle des brevets, est, quelles que soient les disciplines, de moins en moins révolutionnaire et innovante depuis les années 1980. Si les causes de cette situation sont difficiles à isoler (« ce qui a été découvert n’a plus à l’être », acceptation plus limitée de la prise de risque, quantité de la production privilégiée au détriment de sa qualité, mécanismes de financement de la recherche sur des appels à projets thématisés…), une des principales est sans doute le fait que tout est planifié, ce qui freine la créativité. ». Et de constater que la stratégie du ministère depuis 2015 « n’a pas réussi à mobiliser collectivement pour des raisons diverses, en partie en raison des faibles moyens associés. Les financements nationaux ont donc continué à favoriser l’initiative individuelle à travers une politique d’appels à projets foisonnante, administrativement lourde ». On ne saurait dire mieux.

Mais peut-on compter sur les préconisations du rapport Gillet pour résoudre les problèmes de la recherche publique française ? Il note bien que l’augmentation des crédits prévue dans la LPR ne concerne pas le soutien de base des laboratoires, et admet que « Ces crédits sont pourtant un des leviers qui permettent d’encourager la « prise de risque » dans certains champs de recherche, et de financer des initiatives originales qui peuvent ne pas correspondre aux grilles de lecture des appels à projets. Cette prise de risque, globalement sous financée, est un élément déterminant de la performance d’un système de recherche ». Mais on n’y trouve pas de recommandation claire visant à augmenter le soutien récurrent des unités et de faire confiance au collectif pour développer ces « initiatives originales ». Au contraire, il y est proposé d’investir « sur des objectifs ciblés et évalués, permettant d’encourager les initiatives innovantes ou risquées. Elle desserrerait aussi la pression sur les financements par appels à projets ». Technocratie, quand tu nous tiens…

Focus sur le Crédit d’Impôt Recherche (CIR) et financements du privé

Le Crédit d’Impôt Recherche qui est une aide actuellement de plus de 6 Md€ octroyée aux entreprises pour leurs tâches de R&D n’a cessé d’augmenter les années passées sans avoir pu démontrer son efficacité sur l’innovation des entreprises. Les premiers travaux de la Commission d’Enquête lancés par le groupe Communistes Républicains et Citoyens au Sénat avaient été rejetés13, tandis que de nouvelles évaluations continuent de questionner son efficacité.14

Les six milliards d’euros qui lui sont annuellement consacrés, représentent donc dix fois plus que les subventions ANR sur appels à projets. Le rapport parlementaire montrait que les subsides du CIR sont très largement captés par les grands groupes (y compris des banques…), alors que les PME les plus pourvoyeuses d’innovations en sont trop souvent exclues à cause d’un accès bureaucratique kafkaïen. Par contre, aucun contrôle a posteriori n’est effectué… Le financement de la recherche publique sous forme de contrats collaboratifs directs entre industrie et laboratoires est difficile à évaluer, mais, d’après les chiffres dont on dispose sur les ressources propres de l’INSIS de 2014, ce financement était inférieur aux subventions ANR. On pourrait interpréter cela en disant que la part du CIR revenant vers la recherche publique est très inférieure à 10%, d’autant que les laboratoires de l’INSIS ont une tradition de collaboration industrielle bien ancrée.

Une réduction du CIR de quelques pourcents permettrait donc de facilement doubler les crédits de l’ANR ou, mieux, de remettre du soutien de base dans les laboratoires.

Mentionnons aussi que d’autres programmes de l’ANR visent à « dynamiser le partenariat entre les laboratoires et les entreprises », où ces dernières seront certainement les mieux dotées. Cette composante transversale rassemble quatre programmes qui font l’objet d’appels à projets dédiés : constitution de laboratoires communs (LabCom), Chaires industrielles, Projets de recherche public-privé (PRPP) et Institut Carnot, ainsi que deux programmes financés entièrement par l’Agence de l’innovation de défense (AID) : ASTRID et ASTRID Maturation. Autant de financements publics affichés pour la recherche dont la pertinence de l’usage reste à valider.

Pourquoi doit-on redévelopper le mode de recherche collaboratif ?

Comme le montre une vision critique de l’histoire des sciences15, la recherche est avant tout le fait d’équipes de recherche, de travaux expérimentaux de plus en plus collectifs, d’échanges d’idées et de discussions qui enrichissent nos perceptions des problèmes auxquels nous faisons face, rarement d’éclairs de génie isolés. L’expérience montre que les idées en rupture ne naissent pas ex-nihilo, mais du terreau théorique et expérimental soigneusement entretenu par les équipes sur le temps long.

Les moyens financiers sont-ils « mieux » utilisés lorsqu’ils sont réorientés vers quelques rares personnes ou centres de recherche ? Au contraire, miser de manière très inégalitaire sur quelques chercheur.e.s conduit inéluctablement à une perte de productivité de la science (voir la synthèse sur ce sujet16).

En résumé, nous pensons qu’une politique de la recherche fondée sur une augmentation à outrance de la compétition sera contre-productive, parce qu’elle ne sélectionnera pas les caractéristiques des chercheurs qui promeuvent une science de qualité : rigueur, coopération, inventivité, scepticisme et originalité. Ces caractéristiques seront indispensables pour répondre aux défis scientifiques posés par les grands problèmes de société tels que les changements planétaires.

Concernant la future loi de programmation de la recherche, nous soutenons donc les recommandations des sociétés savantes académiques de France, qui résultent d’une longue consultation de l’ensemble des acteurs de la recherche. Les recommandations identifiées comme prioritaires sont :

– Faciliter l’organisation de la recherche en redonnant du temps de recherche aux chercheur.e.s et enseignant.e.s-chercheur.e.s, en rétablissant une confiance mutuelle entre administrations et chercheur.e.s et en facilitant la gestion des laboratoires via un assouplissement des règles budgétaires notamment ;

– Donner plus de moyens à la recherche publique civile en augmentant les dotations de base des laboratoires, en améliorant le fonctionnement et la transparence de l’agence nationale de la recherche [ANR, l’agence en charge de distribuer les crédits sur projet] et en soutenant le montage des dossiers européens et la gestion des contrats obtenus ;

– Renforcer l’emploi scientifique en augmentant les recrutements permanents dans tous les corps, contrairement à la tendance de ces dix dernières années, et en améliorant les carrières académiques, notamment en diminuant la précarité des jeunes chercheur.e.s ;

– Dynamiser les interactions entre la sphère académique et le reste de la société en valorisant le doctorat dans le monde économique, en prenant en compte dans leur formation et leur progression de carrière l’implication des acteurs de la recherche publique dans des interactions avec la société et en encourageant des collaborations mutuellement bénéfiques entre la recherche publique et d’autres sphères de la société ;

– A cela nous pouvons ajouter le besoin de démocratie scientifique avec une recherche publique dont la stratégie s’élabore dans les Conseils Scientifiques d’établissements, avec une évaluation par les pairs, et avec un intérêt confronté aux besoins des citoyens, tout en conservant une liberté créatrice et émancipatrice.

A l’heure où les acteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur se doivent d’être des parangons de rigueur scientifique pour contrer la montée des nouveaux obscurantismes, l’irruption d’un projet de réorganisation du monde de la recherche fondé sur une adhésion dogmatique à des idées néfastes, qui s’appuient sur des postulats systématiquement contredits par les données, suggère une incompréhension, feinte ou patentée, du métier de chercheur par ceux qui aimeraient le régenter. Ne nous méprenons pas sur la justification pseudo-darwinienne donnée à ce projet, renforcer l’inégalité ne saurait augmenter la productivité académique, mais permettra bel et bien d’appliquer la maxime latine Divide et Impera : diviser pour mieux régner. Et régner sur une recherche publique vidée de ses forces vives n’améliorera certainement pas le rang de la France dans les classements académiques qui servent de bréviaires aux défenseurs de ce projet.

Document élaboré par des communistes et sympathisants du campus d’Orsay

Parti Communiste Français – Université Paris-Saclay pcf.orsayfac@gmail.com

1 https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/la-recherche-une-arme-pour-les-combats-du-futur-1150759

2 Par exemple : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/11/20/le-controverse-projet-de-loi-de-programmation-pour-la-recherche-definitivement-adopte-par-le-parlement_6060513_1650684.html

3 https://sfbd.fr/2019/12/12/lettre-a-mm-petit-et-macron/

4 https://www.cnrs.fr/comitenational/cs/recommandations/Rapport_Entraves_vf.pdf

5 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/remise-du-rapport-de-la-mission-gillet-sur-l-ecosysteme-de-la-recherche-et-de-l-innovation-91274

6 Le « tenure track » est, dans le modèle universitaire anglo-saxon un modèle de contrat de travail à durée déterminée permettant après un certain nombre d’années de postuler à un emploi de titulaire.

7 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/12/07/reception-pour-lavenir-de-la-recherche-francaise

8 https://www.hceres.fr/fr/actualites/publication-du-rapport-devaluation-du-cnrs

9 https://www.cnrs.fr/comitenational/Actualites/Propositions_Comite-national_Juillet-2019.pdf

10 Voir le « Livre blanc préliminaire sur les entraves à la recherche » du Conseil scientifique du CNRS : https://www.cnrs.fr/comitenational/cs/recommandations/Rapport_Entraves_vf.pdf

11 Sauf pour les entreprises du CAC 40 qui engrangent 170 G€ de subvention en cadeaux fiscaux par an.

12 Source : État de l’ESRI, édition 2022, MERSI/SIES

13 Le rapport reste disponible : https://senateurscrce.fr/IMG/pdf/notespersonnellescir2.pdf

14 https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/06/01/l-efficacite-du-credit-d-impot-recherche-une-nouvelle-fois-tres-contestee_6082338_823448.html

15 Conner, C. (2011) Histoire populaire des sciences, L’Échappée.

16 Aagaard, K., Kladakis, A. & Nielsen, M. W. (2019) Concentration or dispersal of research funding? Quantitative Science Studies, https://doi.org/10.1162/qss_a_00002

janvier 6, 2024