Pour un Islam des Lumières et une déclaration du président du Conseil français du culte musulman

Ghaleb Bencheikh : « En ces temps obscurcis, faire rayonner l’islam des Lumières »

Vendredi 23 Octobre 2020  L’Humanité

Latifa Madani

Diplômé de sciences et de philosophie à l’université Paris-VI et Paris-I, Ghaleb Bencheikh préside la Fondation de l’islam de France[1] depuis 2018. Membre du Conseil des sages de la laïcité et président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont un Petit Manuel pour un islam à la mesure des hommes (JC Lattès). Il anime l’émission Questions d’islam sur France Culture. Il a présenté l’émission Islam sur France Télévisions de 2000 à 2019. Son père, cheikh Abbas El Hocine, était recteur de la Grande Mosquée de Paris de 1982 à 1989.

Ce vendredi[2], les pratiquants sont appelés par diverses instances religieuses musulmanes françaises à prier à la mémoire de Samuel Paty. L’islamologue Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’islam de France, montre en quoi la religion du Coran doit faire face à de multiples défis, parmi eux, la lutte contre l’islamisme. ENTRETIEN.

Comment expliquez-vous l’acte de Conflans-Sainte-Honorine ? Comment expliquer que l’on tue pour des caricatures ?

GHALEB BENCHEIKH Hélas, le cauchemar continue. C’est le énième attentat, réussi, spectaculaire au sens premier du terme, qui ôte une vie humaine, en l’occurrence celle du professeur Samuel Paty, commis au nom d’une religion. Il est le fait du passage à l’acte d’un post-adolescent, inculte et ignare, fanatisé, à qui on a suggéré, fait savoir ou ordonné qu’il y a un mécréant qui s’attaque à la figure sacralisée du Prophète. Celui qui a commis cet acte méconnaît le respect que la tradition islamique porte à celui qui enseigne. Aujourd’hui le temps est au recueillement, mais aussi à la volonté invincible d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce terrorisme abject. Notre détermination à venir à bout de ces actes est absolue. Notre volonté de résistance est totale.

Comment faire la part des choses entre islam et islamisme ? Pourquoi y a-t-il tant de mal à lever les amalgames ?

GHALEB BENCHEIKH La première raison – sans autoflagellation aucune, sans haine de soi et sans même m’appesantir sur le passé – est que, quand les crimes au nom de la tradition religieuse islamique ont commencé à être perpétrés et que le terrorisme islamiste a sévi, nous n’avons pas entendu suffisamment et avec force les voix des hiérarques musulmans condamner sans équivoque ces dérives meurtrières. Je pense à l’Algérie lors de la décennie noire, à la Jamaa islamiya en Égypte, à Boko Haram au Nigeria, etc. Les préceptes islamiques de bonté, d’amour, de miséricorde, les messages de paix, de fraternité ont été bafoués depuis longtemps et avilis par les djihadistes et les extrémistes. Cela a laissé dans l’esprit de beaucoup, et a fortiori dans l’esprit de non-musulmans, comme un soupçon de complicité tacite. Ensuite, il est vrai, devant l’horreur qui allait crescendo, ces mêmes hiérarques ont commencé à condamner, à dire halte à l’amalgame, ceci n’a rien à voir avec l’islam, c’est une religion de paix. Mais cela n’était pas suffisant. Depuis le Bataclan, Charlie et l’Hyper Cacher, certains continuent à dire oui, nous condamnons mais n’oublions pas que les musulmans sont stigmatisés aussi. Ce discours est devenu insupportable et inaudible. Tout comme est dangereux ce discours qui consiste, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, à prétendre que la violence est intrinsèque, propre à l’islam. C’est la zemmourisation des esprits : des propos à l’emporte-pièce, sans analyse, sans distanciation, un déversoir de haine et d’hostilité, du ressentiment, voire une forme de racisme contre les adeptes de telle ou telle religion. La démission de l’esprit et la défaite de la pensée donnent lieu à une confusion terrible des registres : le registre théologique avec le registre social et politique. Dans l’actuelle séquence, malheureuse, de telles paroles se libèrent davantage. Nous devons en sortir par le haut.

Pour quelles raisons, en 2020, l’islam de France n’a pas encore trouvé sa place malgré la présence de 5 millions à 6 millions de citoyens de confession ou de culture musulmane ?

GHALEB BENCHEIKH Nous avons connu trois décennies d’individus, le plus souvent autoproclamés, parlant au nom de l’islam alors qu’ils sont totalement incompétents. Ajoutez à cela les divisions et ce qu’on appelle l’islam consulaire[3]. Un terrible paradoxe. Des puissances étrangères, loin d’être démocratiques, se mêlent de l’islam de France alors même qu’il est demandé à l’État français, en vertu de la loi de séparation de 1905, de ne pas se mêler de l’organisation interne des cultes. Ici, certains gouvernements ont géré l’affaire islamique en laissant jouer le clientélisme, comme on le faisait dans les Républiques bananières. Le meilleur exemple est la manière qui a présidé à l’instauration du « machin », le fameux Conseil français du culte musulman. En 2003, un ancien ministre de l’Intérieur, pressé de devenir président[4], réunissait des consultants, devenus, en un week-end, dirigeants d’un organe dit « représentatif », censé gérer les questions cultuelles islamiques. Résultat : ils n’ont rien fait, laissant le terrain vide et une jeunesse à la merci de prédicateurs et d’idéologues médiocres et dangereux, en quête de leadership. Aujourd’hui, le CFCM est présidé par Mohammed Moussaoui[5], un homme sage, qui a une réelle volonté de répondre aux interrogations de la jeunesse française de tradition musulmane.

Vous militez pour un travail de refondation de la pensée islamique. Ne vous sentez-vous pas un peu seul dans cette école de l’islam des Lumières au moment où semblent dominer les thèses fondamentalistes et salafistes ?

GHALEB BENCHEIKH Les idées, surtout si on y croit sans dogmatisme, qu’on les soumet à la confrontation, à l’argument rationnel, il faut les semer. Je n’ai pas l’impression que ce que je défends soit nouveau. Il existe une lignée de réformateurs. Il est vrai, aujourd’hui, nous avons une régression dans la régression. Une première régression tragique, après un apogée civilisationnel, peut-être avec Soliman le Magnifique du temps de l’Empire ottoman, lui-même concomitant à deux autres empires, moghol et safavide. La civilisation islamique fut une civilisation impériale. Il y a eu déclin et colonisabilité. La colonisation fut une abomination absolue. Elle a été suivie par une trahison des idéaux des révolutions de recouvrement des indépendances. Ce fut le cas en Algérie lorsque ont été trahies les résolutions du congrès de la Soummam. Puis a commencé le flirt avec les sirènes islamisantes. Nous devons en finir avec l’idée que, avant 622, avant l’hégire, ce fut l’obscurantisme et après les lumières de la foi, que nous n’avons pas besoin d’autre chose que ce que le Coran nous donne. Cela est asphyxiant et mortel, et malheureusement c’est ce que nous entendons de plus en plus. On judiciarise la non-observance du jeûne, on punit de mort le blasphème, on applique la peine capitale pour des considérations de conscience. Criminaliser l’apostasie est criminel. Cela ne peut pas continuer comme ça et ce n’est pas l’idée que nous nous faisons de la révélation coranique.

Comment opérer cette refondation de la pensée islamique ?

GHALEB BENCHEIKH La séquence Descartes et Freud a été ratée en contexte islamique. Il est temps de la rattraper, de l’assimiler puis de la critiquer et de la dépasser. Nous sommes en 2020, au XXIe siècle. La refondation doit s’atteler à des chantiers colossaux : liberté, égalité, désacralisation de la violence, autonomie du champ de la connaissance. D’abord les libertés fondamentales, notamment la liberté de conscience, et ses corollaires, la liberté d’expression et d’opinion, croire, ne pas croire, pouvoir changer de croyance. Ensuite, l’égalité entre les êtres humains. Les ressources pour pouvoir l’établir existent dans le patrimoine islamique mais cela n’est pas suffisant. La refondation de la pensée théologique a besoin d’asseoir et de trouver les arguments contemporains dans la modernité. La désacralisation de la violence va de pair avec l’autonomisation du champ du savoir par rapport à celui de la révélation et de la croyance. On ne peut pas dire « si c’est conforme au Coran on l’étudie, et si ce n’est pas conforme, on le rejette ». Il faut en finir avec l’obsession de la norme religieuse, du licite et de l’illicite, jusqu’à la névrose. Dans l’histoire, pourtant, une liberté par rapport au texte a existé, nous ne comprenons pas pourquoi ce n’est plus possible. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’opérer un simple aggiornamento, mais une vraie refondation qui passe aussi par la réinterprétation des textes. En résumé, « transgresser, déplacer, dépasser », comme le dit le grand penseur de l’islam Mohammed Arkoun. Transgresser des tabous car on a rendu le sacré obèse et de plus en plus asphyxiant. Ouvrir les clôtures dogmatiques, se libérer des enfermements doctrinaux, déplacer les études du sacré vers d’autres horizons cognitifs, porteurs de sens et d’espérance comme le sont les disciplines des sciences de l’homme et de la société. Pour y arriver nous devons en finir avec la pression communautaire. Il est temps qu’il y ait émancipation du sujet musulman. Qu’il devienne citoyen.

C’est pour cela que vous appeliez, en 2019, à ce que l’islam soit « une cause nationale » ?

GHALEB BENCHEIKH Oui, c’est l’affaire des musulmans certes, mais c’est un enjeu de civilisation et une cause nationale parce que cela concerne l’ensemble des citoyens. Il y a tout de même, entre la France et l’islam, une histoire pluriséculaire, faite de conflits, certes, mais aussi d’échanges auréolés d’une vraie philosophie de la relation. « L’islam fait partie intégrante de notre histoire collective », ainsi que le rappelle Jean-Pierre Chevènement, à qui j’ai succédé à la tête de la Fondation.

La Fondation de l’islam de France peut-elle lutter efficacement contre l’islamisme ?

GHALEB BENCHEIKH Sa vocation première est d’endiguer la déferlante wahabo-salafiste[6], réductrice et manichéenne, qui nourrit le terrorisme djihadiste. Elle a des missions éducatives, culturelles, sociales. Nous devons recouvrer une discipline de prestige en France qui est l’islamologie savante, reconnaître à l’islam sa complexité et ses apports à l’universalité. On ne peut pas ramener toute une civilisation à une affaire de certificat de « virginité ». La Fondation agit pour que la jeunesse qui tend à s’abreuver sur Internet auprès de « Cheikh Google 2.0 » ne soit pas livrée aux proies faciles des charlatans et des islamistes. Elle essaie de faire sa part pour préserver les enfants des quartiers des germes et tentations djihadistes. De nombreuses mères de famille m’interpellent, en me disant : « Aidez-nous, nos enfants n’ont que le choix entre la délinquance et la radicalisation. »

De quels outils la Fondation dispose-t-elle ?

GHALEB BENCHEIKH Je citerai notre campus numérique Lumières d’islam, dont l’ambition est d’en faire très vite le premier site de référence francophone islamique, dans les aspects civilisationnels, culturels, artistiques, littéraires, d’islamologie et même spirituels. L’objectif est de renouer avec les humanités et avec l’humanisme en contexte islamique, oblitérés et effacés des mémoires, insoupçonnés même. Outre l’université digitale, nous avons des universités populaires itinérantes qui, de ville en ville, de quartier en quartier, portent le débat, la confrontation des idées. Un débat citoyen entre musulmans et non-musulmans, pour apprivoiser les peurs, exorciser les hantises et un débat intra-islamique. Une réelle dynamique a été stoppée par la pandémie. La Fondation octroie des bourses pour les étudiants et dispense une formation civique (profane et laïque) des prédicateurs, des aumôniers, des imans. À l’heure actuelle, leur formation ne se hisse même pas aux exigences de la théologie classique.

N’est-il pas important aussi, comme le disait Abdelwahab Meddeb, de « relever chez les musulmans l’estime de soi et chez les non-musulmans la considération due à l’islam » ?

GHALEB BENCHEIKH C’est ce qu’il faut faire, et alors nous aurions réussi notre mission. Et du coup apaisé les tensions, normalisé, voire banalisé le fait islamique en France. C’est pour cela que c’est une cause nationale.

Ne pensez-vous pas, a contrario, que l’on s’en éloigne dans le climat actuel ?

GHALEB BENCHEIKH Une parole inintelligente s’est libérée malheureusement. La machine s’est emballée. Elle risque encore d’envenimer la situation. Espérons que le paroxysme de ce drame sera atteint, qu’après ces convulsions viendra le temps de l’analyse. Nous savons que les extrémistes se nourrissent les uns des autres. Et nous nous retrouvons pris en tenaille entre l’extrémisme djihadiste et celui de l’extrême droite et de la droite « identitariste » et suprémaciste. Tout cela, aussi, à cause de beaucoup de démissions, y compris politiques. Nous sommes en pleine tempête. Il y a les barreurs de grand temps et les barreurs de petit temps. Il faut que nous tenions la barre des grands temps, ne pas abdiquer. Cela prendra du temps mais il faut passer à une autre séquence.


[1] La Fondation pour l’Islam de France est reconnue d’utilité publique. Elle a pour but d’aider des projets éducatifs, culturels et sociaux et n’a pas d’activités cultuelles. En 2018, elle a pris la suite de la Fondation pour les œuvres de l’Islam de France créée en 2005 par Dominique de Villepin.    

[2] Il y a une semaine

[3] C’est-à-dire l’islam par « consulat » , par nationalité ou origine : l’Algérie pour la Grande mosquée de Paris, le Maroc pour le Rassemblement des musulmans de France par exemple.

[4] Nicolas Sarkozy. En fait, l’idée avait été lancée dès 1990 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pierre Joxe et reprise par l’un de ses successeurs, Jean Pierre Chevènement en 1997. La consultation fut poursuivie par Daniel Vaillant mais c’est effectivement Nicolas Sarkozy qui a installé le Conseil. Certains regrettent que le texte initial (celui de Jean Pierre  Chevènement) ait été amendé sur un point : la reconnaissance du droit à l’apostasie (changer de religion).  

[5] Universitaire (mathématicien) franco-marocain

[6] Le wahabisme d’Arabie Saoudite (voir à ce sujet un excellent documentaire sur arte.tv) est généralement considéré comme une des composantes d’un courant plus vaste, le salafisme qui prône une lecture littérale des textes et un retour aux pratiques en vigueur au temps de Mahomet. 

Déclaration du président du Conseil français du culte musulman

J’appelle les musulmans de France en signe de deuil et de solidarité avec nos compatriotes victimes de cet acte abject à annuler toutes les festivités de la fête de Mawlid, la fête de la naissance du prophète de l’islam, qui était prévu ce vendredi, samedi et dimanche”, a déclaré sur franceinfo Mohammed Moussaoui, le président du Conseil français du culte musulman, après l’attaque au couteau à la basilique de Nice qui a fait trois morts jeudi 29 octobre. 

France info

“J’appellerai également à fermer les lieux de culte dès ce soir, même si le ministre de l’Intérieur hier avait décidé de laisser les musulmans et les catholiques fêter leurs deux fêtes et de commencer le confinement à partir de lundi”, a poursuivi Mohammed Moussaoui. 

Le président du Conseil français du culte musulman “condamne avec force et dénonce avec vigueur cet acte terroriste qui fait de nouveau irruption dans notre vie. J’exprime toute ma compassion et ma solidarité aux victimes, à leurs familles et à leurs proches. J’exprime toute ma solidarité à la communauté catholique de France qui s’apprêtait à fêter la Toussaint. Ces actes sont un affront à notre foi et à notre religion, nous devons les dénoncer avec force. »

Mohammed Moussaoui 

à franceinfo

Cette attaque risque de pointer du doigt les musulmans, mais si Mohammed Moussaoui craint “un climat délétère, la décence et la dignité m’obligent à d’abord penser aux victimes et à leurs familles. Les musulmans de France doivent se sentir blessés, horrifiés par ces actes qui ont été revendiqués au nom de la religion musulmane.”

novembre 3, 2020