Droit du travail. La cause des travailleurs de plateforme progresse à Bruxelles

Mercredi 8 Décembre 2021Pierric Marissal Marie Toulgoat Gaël De Santis

L’Humanité

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Après la lutte des ubérisés, l’exécutif européen doit présenter un projet de directive qui considère ces travailleurs dits indépendants comme des salariés et non des autoentrepreneurs. Un camouflet pour Emmanuel Macron.

La Commission européenne devrait, ce mercredi, proposer un texte historique. Elle présente un projet de directive portant sur l’amélioration des conditions des travailleurs de plateforme. Ce texte devrait instaurer la présomption de salariat, au profit de ceux que les applications Internet assignent au statut de faux indépendants. Voilà qui pourrait mettre un coup d’arrêt brutal à l’ubérisation, qui touche toujours plus de secteurs d’activité. Car si ce fléau a débuté par la livraison de repas et les services de VTC, cette précarité statutaire s’étend désormais aux travaux ménagers, au commerce, à l’hôtellerie et à la restauration, aux soins à la personne, à la construction… 24 millions de travailleurs en Europe survivraient avec un statut équivalant à la microentreprise, sans aucune des protections du salariat, à commencer par un salaire minimum, une durée du temps de travail, l’accès au chômage ou le droit à des arrêts maladie. Les grandes gagnantes de la situation actuelle sont les plateformes qui, en plus de balayer le droit du travail, ne payent pas de cotisations patronales.

1 De sérieux précédents européens

Dans toute l’Europe, une écrasante majorité de décisions de justice va dans le sens de la reconnaissance du statut de salarié pour les travailleurs de plateforme. Dernier exemple en date, après une enquête ouverte en 2019, le parquet de Milan a condamné au printemps dernier les applications de livraison à domicile Foodinho-Glovo, Uber Eats Italy, Just Eat Italy et Deliveroo Italy à une amende globale de 733 millions d’euros pour mauvaise qualification des contrats de travail conclus avec les livreurs. De multiples recours sont en cours et les lobbies s’agitent pour contester cette décision. Mais la justice italienne a d’ores et déjà imposé, le 2 décembre, des visites médicales, l’obligation de mettre à disposition des équipements de sécurité, des dispositifs de protection individuelle ou des formations en matière de sécurité, en faveur de dizaines de milliers de livreurs.

L’Espagne fait office de pionnière et a déjà acté dans la loi, grâce à sa ministre du Travail communiste Yolanda Diaz, cette reconnaissance du statut de salarié de plein droit pour les 30 000 coursiers des plateformes de livraison à domicile que compte le pays. L’argument du gouvernement est double : leur assurer la même protection sociale qu’à tous les travailleurs, et la financer grâce aux cotisations que ces sociétés sont désormais obligées de payer. Refusant de céder au droit, Deliveroo a cessé, le 29 novembre dernier, toutes ses activités en Espagne.

2 Des livreurs à la pointe du combat

Le 27 octobre dernier, des dizaines de travailleurs venus du monde entier se sont donné rendez-vous à Bruxelles, à l’occasion d’un forum transnational des alternatives à l’ubérisation, organisé par le groupe parlementaire la Gauche. En amont de la proposition de la Commission, ces derniers ont dressé un état des lieux de leur situation et ont aiguisé leurs armes revendicatives. Car, face aux plateformes qui dictent les conditions de leur labeur, ceux-ci ne manquent pas de griefs. En premier lieu, et puisque les livreurs, chauffeurs VTC et autres travailleurs des plateformes doivent composer au quotidien avec une interface numérique, ceux-ci réclament la transparence de l’algorithme. « Dans notre cas, l’algorithme va distribuer les courses selon des données telles que notre performance. Parfois, on croit que c’est le client qui annule sa course, mais non, c’est ce “dispatcheur” qui nous la retire. Pour la première fois, nous avons eu accès à des documents qui permettent de comprendre comment cet algorithme fonctionne. Nous avons vu que ce système était basé sur des notations, mais il nous en faut plus », indique Brahim Ben Ali, secrétaire général de l’intersyndicale nationale VTC en France. « Ce manque de transparence est un gros problème. Mon employeur m’assure qu’il ne tient pas compte de ma performance, mais c’est écrit noir sur blanc qu’il existe des contrôles pour s’assurer que les livraisons sont faites dans des délais raisonnables », abonde Jack Campbell, responsable syndical 3F au Danemark.

Ces travailleurs réclament également un changement de leur statut. Aujourd’hui légalement considérés comme des travailleurs indépendants par de nombreuses législations, les travailleurs des plateformes revendiquent de pouvoir bénéficier du cadre protecteur du salariat. « Il n’y a aucune raison pour laquelle nous devrions être des indépendants, puisque c’est bien l’entreprise qui dicte nos conditions de travail. Ce statut sert juste à injecter plus de confusion parmi les travailleurs, mais nous devrions bien être des salariés », martèle Martin Manteca, responsable du syndicat états-unien SEIU.

3 Un rapport de forces avec le Conseil des 27

La proposition que devrait mettre sur la table aujourd’hui la Commission européenne répond en partie à ces attentes. Déjà, souligne l’eurodéputée française du groupe la Gauche Leïla Chaibi, c’est le commissaire Nicolas Schmit, chargé de l’emploi, qui présente le projet de directive, et non sa collègue à la concurrence, Margrethe Vestager. « Ce n’était pas gagné au départ. Les Français, les macronistes, voulaient que ce soit l’article 101 (du TFUE, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – NDLR) sur les règles de la concurrence qui soit la base juridique de la directive. » Dans une telle optique, le texte se serait borné à donner plus de droits aux travailleurs indépendants. Nicolas Schmit devrait faire sienne la demande des travailleurs de plateforme, celle d’une présomption de salariat.

Il s’appuie sur l’article 153 du TFUE sur les droits des travailleurs. C’est déjà une victoire. « La proposition de la Commission est le résultat d’un rapport de forces »,souligne Leïla Chaibi, à l’origine, en 2020, d’une proposition de directive et qui avait travaillé à un rapport d’initiative législative du Parlement, adopté en septembre 2021, prévoyant une telle présomption de salariat. Celle-ci représente une avancée car, selon la députée, auparavant, « la démarche d’aller devant la justice pour faire reconnaître ses droits reposait toujours sur le travailleur ». Dans la plupart des cas, les juges leur donnaient raison. Mais, fait valoir la parlementaire, « le rôle du législateur est de faire en sorte que les travailleurs n’aient pas à aller devant les juges pour faire respecter la loi ».

Selon les informations de nos confrères de Contexte, la Commission introduirait cinq critères pour établir cette présomption, notamment la capacité du donneur d’ordres de fixer le niveau de rémunération et d’évaluer le travail fourni. Tout l’enjeu sera de savoir si un travailleur aura à remplir un seul ou la totalité des cinq critères pour être éligible au statut de salarié. Cela figurera au menu des négociations entre le Conseil (les États membres) et le Parlement.

La bataille promet d’être rude. Ces derniers mois, les lobbies des plateformes ont tenté, en syntonie avec Paris, de défendre un « tiers statut », entre celui de salarié et celui d’autoentrepreneur. Le but est, pour l’employeur, de bénéficier des avantages du salariat (fixer les conditions de travail, les rémunérations, contrôler la qualité), sans ses contreparties que sont la protection sociale et le respect du droit du travail. Promouvoir une telle conception, c’est, selon Leïla Chaibi, « légaliser leur délit », à savoir l’ « utilisation frauduleuse du statut d’indépendant ».

Pour l’universitaire spécialiste de l’ubérisation et porte-parole du candidat communiste à l’élection présidentielle Fabien Roussel, Barbara Gomes, cette décision est déjà un camouflet pour le gouvernement français. Celui-ci défendait l’idée que « la voie du salariat pour les travailleurs de plateforme n’était pas possible pour des raisons techniques ». L’exécutif macroniste voyait les travailleurs indépendants comme un « cheval de Troie » pour « forcer un changement de société » qui « rejette tous les risques sur les travailleurs ». La lutte des ubérisées sert le monde du travail tout entier.

Deliveroo devant la justice belge

Hasard du calendrier, tandis que la Commission se réunit dans le quartier européen, à quelques centaines de mètres de là, dans le vieux Bruxelles, au tribunal du travail, l’entreprise Deliveroo, spécialisée dans la livraison de repas à emporter, est en procès. Sur la base d’une longue enquête sociale menée par l’auditorat du travail (l’équivalent du ministère public), des dizaines de livreurs et plusieurs syndicats (CSC, FGTB, FGTB-UBT), la justice belge doit décider ce mercredi si elle requalifie la convention qui lie Deliveroo à ses coursiers indépendants en relation de travail salarié. L’État belge a fait intervention volontaire dans ce dossier pour réclamer les cotisations sociales impayées. En cas de victoire, chaque livreur pourra venir exiger à la plateforme ce qu’elle aurait dû payer s’il était salarié.

décembre 8, 2021